• Taysir Batniji, Sans titre, 2007-2014, trousseau de cles en verre © Taysir Batniji
    Taysir Batniji, Sans titre, 2007-2014, trousseau de cles en verre © Taysir Batniji
  • Famille H., La route vers la Tunisie, 1970-2000 © Collections du Musee national de l'histoire de l'immigration
    Famille H., La route vers la Tunisie, 1970-2000 © Collections du Musee national de l'histoire de l'immigration

Revenir

Expériences du retour en Méditerranée
Mucem, fort Saint-Jean— Bâtiment Georges Henri Rivière (GHR)
| Du vendredi 18 octobre 2024 au dimanche 16 mars 2025

  • Revenir en Algérie, Arménie, Grèce, Palestine, Liban, Macédoine du Nord, Syrie…

Algérie, Arménie, Grèce, Palestine, Liban, Macédoine du Nord, Syrie… Quels types de liens gardons-nous avec la terre d’origine après l’avoir quittée ? Le retour est-il « le désir et le rêve de tous les immigrés », comme l’a écrit le sociologue Abdelmalek Sayad ? Il y a ceux qui ont la chance de pouvoir revenir chaque année, le temps d’un été, voire de se réinstaller définitivement chez soi après une vie d’exil. Mais que faire lorsque les frontières, la politique ou la guerre rendent le retour impossible ? Comment revenir, quand le chez-soi n’existe plus ?

Cette exposition s’intéresse à la question des migrations en Méditerranée sous l’angle peu connu du « retour ». À travers des objets, des œuvres d’art et des parcours de vie, elle souhaite approcher la complexité des expériences du « revenir », prises entre déracinements et enracinements, pratiques et imaginaires, gouvernances nationales et aspirations individuelles. Il s’agit de questionner ces réalités plurielles, circulatoires, non linéaires, parfois empêchées, parfois détournées, qui engagent le chez-soi, sa reconnaissance et sa transposition, sans omettre les mémoires et les rêves qui y sont intimement liés. 

L’exposition rend compte de ces possibles dans un parcours où s’entremêlent des œuvres conservées en collections publiques, des objets intimes et documents familiaux, ainsi que des créations d’artistes contemporains dont la pratique fait écho à leur expérience personnelle de l’exil et du retour. 

Véritable colonne vertébrale du projet, l’enquête-collecte « Retours migratoires en Méditerranée » a permis à cinq équipes de chercheurs de travailler sur des terrains en France, en Italie, en Macédoine du Nord, en Grèce, en Galilée et en Cisjordanie, pour réunir objets, documents, films, photographies et témoignages. Dans l’exposition, ces corpus sont éclairés par des restitutions cartographiques sensibles réalisées par Philippe Rekacewicz, et mettant en évidence les itinéraires biographiques individuels et collectifs observés au fil des enquêtes. 

Tout au long du parcours, nous verrons que le retour prend des formes différentes selon les trajectoires migratoires, les générations, les rapports entretenus avec l’espace natal ou ancestral et les politiques étatiques. Dès lors, le revenir est l’expression d’un devenir – un projet ou un mouvement – qui esquisse la géographie de l’appartenance dans ses expériences (im)possibles. 

Commissariat : Giulia Fabbiano, maître de conférences IDEAS, AMU, et Camille Faucourt, conservatrice en charge du pôle Mobilités et métissages, Mucem.

Entretien avec Giulia Fabbiano et Camille Faucourt, commissaires de l’exposition 

 

Mucem.

Plutôt que la question du départ, cette exposition choisit d’aborder le fait migratoire à travers celle du « retour ». Qu’est-ce qui vous a amenées à travailler dans cette direction ?

Giulia Fabbiano et Camille Faucourt.

Les phénomènes migratoires sont souvent abordés sous l’angle de la « crise » – crise migratoire, crise de l’accueil, crise de l’intégration – ne prenant en compte que le point de vue et les préoccupations des sociétés d’installation. Nous avons souhaité prendre nos distances avec cette approche systémique et nous intéresser aux expériences vécues de l’exil et à la manière dont celles-ci sont transmises de génération en génération. Les récits d’appartenance et les liens, réels ou symboliques, entretenus avec le chez-soi ont attiré notre attention. Au lieu de témoigner de la réussite ou de l’échec d’un processus d’émigration et d’intégration (qui n’est le plus souvent qu’un leurre politique), ces récits et ces liens montrent l’importance de se construire subjectivement et collectivement dans une histoire de mobilités ; voire même l’importance d’habiter la mobilité au-delà des injonctions contradictoires de part et d’autre. Cela permet de ne pas approcher le revenir comme la clôture d’un cycle, un « re-tour » au point de départ qui effacerait l’absence et réparerait l’exil, mais plutôt comme un horizon de présences à chaque fois renouvelées, ainsi que comme des gestes de résistance aux politiques de l’appartenance. Il nous a semblé que les formes multiples du « revenir » et ses possibles devenirs étaient un prisme intéressant à travers lequel questionner les migrations, les mobilités, les frontières et leurs gouvernances en Méditerranée, permettant de renouveler le regard et de restituer la complexité, parfois aussi la fragilité, de ces histoires à l’échelle individuelle et familiale.

 

M.

L’exposition raconte d’abord des itinéraires et des parcours de vie. Mais comment s’expose le retour ? Quel type d’objets verra-t-on ?

G.F. et C.F.

Il était important pour nous de réunir des objets-témoins qui donnent corps au revenir, et forment un langage universel répondant à des vécus précis par ailleurs investis par les artistes. On les retrouve, comme des sortes de balises, de section en section : des documents administratifs (passeports, actes de propriété anciens), des souvenirs d’ordre privé (clés de maison, photographies familiales), des objets et des œuvres d’ordre symbolique (la terre et ses produits, minéraux ou végétaux). Nous exposons ainsi cinq grandes catégories d’objets : des œuvres conservées en collections publiques (principalement au Mucem et au Musée national de l’histoire de l’immigration), des objets du quotidien (archives privées et documents familiaux, collectés ou prêtés), des photographies d’enquête de terrain, des œuvres d’artistes contemporains (dont les créations plastiques font écho à leur vécu personnel), ainsi que des cartographies sensibles, qui permettent de visualiser les itinéraires représentés dans l’exposition. Nous avons eu la chance de bénéficier de prêts de nombreux particuliers qui, par leurs dimensions ordinaires, intimes, évoquent des horizons non exclusifs, bien que singuliers, qui pourraient être partagés par les publics de l’exposition.

 

M.

Le projet s’appuie sur plusieurs enquêtes-collectes qui ont largement nourri l’exposition…

G.F. et C.F.

En effet, on peut d’ailleurs dire que c’est la dynamique d’enrichissement des collections par les enquêtes-collectes, portée par le département de la recherche du Mucem, qui a permis l’exposition. Les enquêtes ont tenté de constituer un nuancier du retour et de ses expressions autour de la Méditerranée. Un groupe de chercheuses et de chercheurs, anthropologues, géographes et artistes, s’est constitué dès 2019 autour de terrains collectivement définis : l’île de Procida en Italie par Liuba Scudieri ; la ville de Bitola en Macédoine du Nord par Guillaume Javourez et Pierre Sintès ; les villages d’Iqrith et de Bir’em en haute Galilée par Adoram Schneidleder. Ces enquêtes, repoussées en 2022 en raison de la crise sanitaire, se sont ensuite élargies à la ville de Rhodes, en Grèce, par Pierre Sintès, et enfin au camp de réfugiés palestiniens d’Aïda, en Cisjordanie, par Marion Slitine et Benji Boyadgian. Leurs enquêtes et leurs rencontres de multiples témoins et acteurs sur le terrain ont permis au musée de réunir des objets divers, des ouvrages, archives et documents mais aussi des narrations multiples où se mêlent des écrits, des cartes, des photographies, des films et des dessins de terrain que nous exposons.

 

M.

Quelle a été votre découverte la plus marquante lors de vos recherches ?

G.F. et C.F.

Plus qu’une découverte, il a été frappant pour nous de constater, au fil de nos recherches, à quel point le revenir dans toutes ses expressions constituait un vaste espace des possibles, entre enjeu mémoriel et devenir, partagé par toutes et tous, un sentiment collectif puissant en Méditerranée. Rencontrer ces vies ordinaires, leurs désirs, leurs luttes et leurs espaces et leur donner voix et corps au sein d’une exposition muséale a été un vrai défi. Nous nous sommes attachées à rester le plus fidèles possible aux témoignages qui nous ont été confiés, aux récits partagés ; ce que montrent les nombreux textes écrits par les artistes et les particuliers dont nous exposons les œuvres et les objets. Véritable fil conducteur de l’exposition, ces narrations libres, toutes intimes et singulières, convoquent des images, des émotions et des mots, qui, eux, sont universels.

 

  Propos recueillis par Sandro Piscopo Reguieg (juin 2024)