Clément Cogitore

Ferdinandea, l’île éphémère

Haut: Clément Cogitore, Ferdinandea : Nous étions devenus un peuple d'insomniaques, 2022. Impression pigmentaire sur papier Hahnemühle Ultra Smooth 305 g/m², verre gravé, 108 × 158,5 cm. Mucem, Marseille. © Clément Cogitore Bas: Clément Cogitore, Ferdinandea : Incertitudes, 2022. Vidéo HD (photogramme), couleur, son, 42 min 17 s. Mucem, Marseille. © Clément Cogitore
« Ferdinandea : Premonitions », 2021 (capture de la vidéo). Film 16 mm, muet, 4 min 24s. Courtesy Chantal Crousel Consulting - Paris, Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff - Stuttgart © Clément Cogitore
« Ferdinandea : Premonitions », 2021 (capture de la vidéo). Film 16 mm, muet, 4 min 24s. Courtesy Chantal Crousel Consulting - Paris, Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff - Stuttgart © Clément Cogitore
Camillo de Vito, Nouveau volcan apparu dans la mer de Sicile le 13 juillet 1831, 1831, Gouache sur papier, 51 × 67 cm, Collection particulière, Paris © Droits réservés
Camillo de Vito, Nouveau volcan apparu dans la mer de Sicile le 13 juillet 1831, 1831, Gouache sur papier, 51 × 67 cm, Collection particulière, Paris © Droits réservés

Entre fin juin et mi-juillet 1831, l’activité volcanique sous-marine fait naître une nouvelle île en Méditerranée, dans le canal de Sicile, en face de la Tunisie. Alors que les marins et les habitants des côtes voisines craignent le réveil d’un monstre marin, le nouveau territoire éveille la curiosité des scientifiques et la convoitise des puissances européennes en pleine expansion coloniale.

En quelques semaines, l’île est notamment revendiquée pour sa position stratégique par la Grande-Bretagne, la France et le Royaume des Deux‑Siciles. Cette compétition des nations est toutefois de courte durée : six mois à peine après son apparition, l’île nouvellement formée sombre sous les vagues de la Méditerranée. Ses noms multiples restent consignés dans les archives européennes : « Ferdinandea » pour le Royaume des Deux-Siciles, en l’honneur du roi Ferdinand II de Bourbon, « Julia » pour les Français en référence à la monarchie de Juillet, « Graham » pour les Anglais, d’après Sir James Graham, premier seigneur de l’amirauté, et « Nerita » pour les populations locales. Sommeillant aujourd’hui à quelques six mètres de profondeur, le rocher basaltique est surveillé de près par les sismologues ; une nouvelle éruption pourrait-elle, d’un moment a l’autre, le faire resurgir et susciter à nouveau manoeuvres géopolitiques, logiques d’exploitation et d’exclusion de puissances impérialistes ?

Autour de l'exposition

  • Entretien avec l’artiste Clément Cogitore

    Votre travail s’appuie sur un événement historique, comme point de départ d’une fiction expérimentale. Pouvez-vous nous raconter le processus créatif ?

    Clément Cogitore : J’ai découvert l’histoire de cette île par hasard, chez un bouquiniste à Palerme. Je suis tombé sur un livre écrit par Salvatore Mazzarella : Dell’isola Ferdinandea e di altre cose. Je me suis tout de suite senti inspiré par cette histoire. Avec mon équipe, puis celle du Museo Madre à Naples, nous nous sommes documentés pendant plus d’un an sur l’émergence et la disparition, quelques mois plus tard, de l’île Ferdinandea. Nous avons rassemblé des documents et récits historiques, puis j’ai beaucoup écrit avant de partir en tournage. Cette histoire m’intéressait car elle mêlait, autour d’un même phénomène naturel, expéditions scientifiques, propagande impérialiste et croyances populaires. J’ai voulu la questionner et l’interpréter de façon personnelle, en faisant converger dans un même projet des voix et des intérêts différents, qui parlent pourtant toutes d’un même événement. Le corpus d’oeuvres que j’ai produites (un film 16 mm, trois vidéos et trois photographies sous verre gravé) mêle documentaire, récit historique et fiction spéculative, narration et contemplation. L’émergence de l’île révèle les logiques absurdes et coloniales qui prévalent en géopolitique, mais questionne également cette énigme irrésolue : comment habiter la terre ?

    La naissance du mythe qui s’est peu à peu construit autour de l’émergence de l’île vous fascine autant que la naissance de l’île elle-même ?

    Clément Cogitore : La notion de « mythe » s’observait du côté des populations locales à l’époque. L’émergence de l’île s’accompagnait de phénomènes liés pour elles au surnaturel, au religieux, et même aux récits de monstres, car ce qui est insaisissable produit inévitablement de la croyance. Ce sont principalement les marins, les militaires et les scientifiques qui ont pu voir et observer l’île. Quelques artistes figuraient également dans les expéditions, afin de pouvoir ramener des images. Mais le peuple, habitant sur les côtes maltaise, sicilienne et tunisienne, n’a rien vu d’autre que de lointains remous. Dès l’émergence de l’île en 1831, cette histoire est nourrie de rumeurs, de croyances, de manipulations et de propagande. À quel point ce qu’on a vu – ou ce qu’on dit avoir vu – a réellement eu lieu ? Ou est-ce qu’on nous fait croire que ça s’est passé comme ça ?

    À peine vécues, les choses deviennent un souvenir qu’on déforme, qu’on raconte à nouveau un peu différemment. La mémoire fictionnalise et bouscule notre rapport au réel ; la parole et les récits autour de Ferdinandea se sont donc déformés avec le temps. En questionnant la réémergence possible de l’île, j’interroge la mémoire collective et sa portée fictionnelle.

    Vous avez filmé un monde disparu, et vous questionnez les futurs possibles d’une réapparition de l’île. Les enjeux de 1831 seraient-ils les mêmes aujourd’hui ?

    Clément Cogitore : Les mondes disparaissent et réapparaissent, ils correspondent à des temps de civilisations, de communautés qui prospèrent, s’effondrent et renaissent ailleurs, autrement. En ça, l’île peut être considérée comme la métaphore de quelque chose qui échappe aux assignations, aux identités. Elle apparaît comme un élément insaisissable, que tout le monde veut posséder mais qui n’appartient à personne.

    Aujourd’hui, cette zone préoccupe les scientifiques car Empédocle, le super-volcan sous-marin dont Ferdinandea (aujourd’hui immergée à environ -6m de profondeur) constitue un des sommets, pourrait se réveiller à tout moment ; et l’île réapparaître, plus loin, sous une autre forme. Si elle réapparaissait, sa situation géographique – l’île est dans le canal de Sicile – ferait à nouveau naître des questionnements géopolitiques et impérialistes, auxquels se mêleraient de nouveaux enjeux : migratoires, de circulation d’informations (avec la présence de câbles sous-marins), du pétrole, de la drogue… Mais aussi des questionnements plus existentiels. C’est le point central du film Ferdinandea : Incertitudes. Entre utopie et dystopie, si une terre qui n’appartient à personne réapparaissait aujourd’hui, quel usage commun pourrait-on en faire ? Quel nom lui donnerait-on ? Et quelles langues y parlerait-on ?

    L’exposition est présentée pour la première fois en France. Pourquoi avoir choisi de la proposer au Mucem ?

    Clément Cogitore : Depuis l’exposition qui s’est tenue au Museo Madre de Naples, il était évident pour Kathryn Weir et pour moi de la proposer à Marseille, autre port impérial de la Méditerranée. Ce projet est à la croisée de tous les axes que le Mucem interroge : l’aspect populaire, le regard porté par toute l’Europe sur la Méditerranée, les futurs (communs) possibles…

    L’exposition au Mucem apporte un changement de perspective, en se plaçant d’un point de vue plus français, pour raconter l’histoire sous l’angle des aspirations coloniales françaises. Il y a eu un gros travail de documentation et de recherche de nouvelles archives mené avec les commissaires de l’exposition.

    Et en sortant de l’exposition, le regard plonge immédiatement dans la Méditerranée comme seul horizon, c’est une conclusion formidable !

    Il s’agit de ma première exposition personnelle dans le Sud ; je travaille également sur d’autres projets, des créations à venir dans la région pour l’année 2026.

    Tristan Garcia a imaginé un texte spéculatif inédit, Île, à retrouver dans l’ouvrage de l’exposition. Pourquoi avoir souhaité un prolongement littéraire – et une nouvelle interprétation fictive – de « Ferdinandea, l’île éphémère » ?

    Clément Cogitore : J’ai rencontré Tristan Garcia par l’intermédiaire de ma galeriste, Chantal Crousel, qu’elle imaginait très justement comme un complice possible dans cette aventure. J’aime beaucoup les textes de Tristan Garcia, autant ses romans que ses ouvrages de philosophie. Nous nous sommes rencontrés et je lui ai montré des versions de montage du film Ferdinandea : Incertitudes. Il a eu le désir d’ajouter de la fiction à la fiction, en partant de l’histoire de Ferdinandea pour raconter l’apparition et la disparition d’autres îles, à d’autres moments, ailleurs. Et il m’a proposé ce magnifique récit fictionnel inédit, qui prolonge l’histoire sous une autre forme, et que je suis très heureux de voir figurer dans la publication qui accompagne l’exposition.

     

  • Entretien avec Kathryn Weir, Hélia Paukner et Enguerrand Lascols, commissaires de l’exposition

    « Ferdinandea, l’île éphémère » pourrait être une fable, tant l’idée qu’une île émerge et sombre en l’espace de quelques mois semble irréelle ?

    Kathryn Weir : Et si une île pouvait surgir un matin des flots, soulever l’enthousiasme des puissants, faire rêver les poètes, puis disparaître sans laisser d’autre trace qu’un haut-fond sur une carte marine ? C’est ce conte à la fois vrai et incroyable que raconte l’exposition du projet de Clément Cogitore autour de « Ferdinandea », présentée au Mucem à partir du 10 décembre 2025.

    Juillet 1831, au large de la Sicile : un grondement secoue le détroit, la mer bouillonne, des cendres et des pierres jaillissent. Une île naît. Très vite, l’évènement géologique devient affaire d’État. La France, le Royaume-Uni et le Royaume des Deux-Siciles revendiquent cette « terra nullius » soudaine, la baptisent Graham Island, Julia, Ferdinandea. Le sol n’est pas encore refroidi qu’on y plante des drapeaux. Curieux et scientifiques affluent. Walter Scott lui-même veut en fouler le sommet. Une fièvre médiatique et diplomatique s’empare du phénomène.

    Mais à peine six mois plus tard, la mer reprend ce qu’elle a donné. L’île s’efface, ne laissant qu’un récit : mouvant, morcelé, à mi-chemin entre l’archive impériale, la rêverie littéraire et la mémoire géologique. C’est ce récit que Cogitore exhume, réinvente et met à l’épreuve du présent. Un film en 16 mm, vidéos, photographies de l’artiste sont accompagnés de gouaches, gravures et documents polyglottes pour composer une constellation d’éléments où le politique dialogue avec le tellurique, et l’imaginaire avec l’archive.

    Morale de cette fable ? À l’heure où le climat redessine les frontières, et où la Méditerranée tient lieu de cimetière, l’île-fantôme réapparaît comme un prisme. Elle raconte les désirs de possession, les stratégies d’appropriation et d’extraction liés à l’impérialisme et à la science.

    L’exposition émane d’un fait historique devenu corpus d’oeuvres d’art contemporain. La Méditerranée semble être une source inépuisable de fascination et d’inspiration ?

    Enguerrand Lascols : L’installation « Ferdinandea » traite du surgissement de cette île et de l’appétence des puissances coloniales pour ce nouveau territoire et apporte un regard artistique sur l’histoire de la Méditerranée, un espace longtemps considéré comme une frontière entre le Nord et le Sud. D’un point de vue géopolitique, cette nouvelle île constituait un point stratégique entre l’Europe et l’Afrique, entre le bassin occidental et oriental de la Méditerranée. L’histoire militaire se double d’une histoire des sciences, plusieurs scientifiques européens étant venus étudier l’île, prélever des éléments… durant ses quelques mois hors de l’eau. Et à ces récits officiels s’ajoutent d’autres récits des populations locales : l’oeuvre fait alterner des témoignages populaires en sicilien, maltais, arabe… témoignant de la fascination des habitants pour ce phénomène exceptionnel. Ce sont ces multiples regards et interprétations qui façonnent l’oeuvre de Clément Cogitore. L’ensemble des oeuvres de « Ferdinandea » permet également de questionner le futur de la Méditerranée : une nouvelle éruption pourrait faire resurgir l’île. Alors que les conflits militaires sont de plus en plus présents et que l’impérialisme des puissances mondiales semble renaître, l’oeuvre permet de questionner ces manoeuvres géopolitiques, leurs logiques d’exploitation et d’exclusion.

    Hélia Paukner : Bien sûr, la Méditerranée est inspirante. Les enjeux brûlants qui la concernent aujourd’hui et les imaginaires immémoriaux qu’elle véhicule la placent au premier plan des consciences de beaucoup de créatrices et créateurs. La démarche de Clément Cogitore se distingue par sa limpide densité. En quelques oeuvres, il articule des problématiques vulcanologiques, géostratégiques, historiques, mythologiques, épistémologiques, migratoires, climatiques, politiques, ethnologiques, socio‑linquistiques et… poétiques. Il mêle documentaire et fiction, histoire et actualité, oeuvres et documents d’archives sans qu’il n’en résulte jamais ni confusion ni opposition binaire. Son geste rigoureux et sensible relève plutôt de l’orchestration polyphonique. Il en résulte une exposition qui invite à l’émerveillement, à la curiosité et à la réflexion. « Comment habiter la terre ? », demande l’artiste. L’attention émue et l’éveil critique qu’induisent ses oeuvres semblent déjà être un élément de réponse.

    « Ferdinandea, l’île éphémère », n’a jamais été montrée en France. Quelle est la singularité de l’exposition présentée au Mucem ?

    K. W. : Le projet prend forme pour la première fois en 2022 au musée Madre de Naples, lieu où j’avais rencontré Clément Cogitore deux ans plus tôt, en juin 2020. Il faisait des recherches depuis déjà quelques années, après avoir découvert à Palerme le livre de Salvatore Mazzarella publié chez Sellerio Editore, Dell’isola Ferdinandea e di altre cose. Il a immédiatement voulu explorer à sa manière cette histoire extraordinaire qui entrelace phénomène naturel, recherches scientifiques, convoitises impériales et fascination populaire. Lors de notre première rencontre, Clément était en route pour Catane pour rejoindre une mission océanographique qui devait installer un sismographe sur Graham Shoal, le haut-fond auquel le volcan appartient, afin de filmer les vestiges submergés de l’île. Nous avons décidé de travailler ensemble pour montrer le corpus d’oeuvres qu’il allait produire – un film 16 mm, trois vidéos et trois oeuvres photographiques – et pour continuer les recherches sur le corpus d’éléments historiques qui les ont accompagnés dans l’exposition.

    À Marseille, port où se croisent histoires coloniales et migrations contemporaines, nous avons choisi, avec la collaboration des commissaires associés, Hélia Paukner et Enguerrand Lascols, de porter un autre regard sur le projet, celui de l’accélération des aspirations coloniales françaises dans les années 1830, suite à l’invasion d’Alger, et de la vision à partir de la France du potentiel géopolitique de cette nouvelle île. Le parcours a été repensé afin de confronter deux lectures, celle que les sciences et politiques territoriales françaises du XIXe siècle projetaient sur cette île éphémère et celle d’un présent méditerranéen régi par des logiques d’exclusion. Clément Cogitore ne livre ni reconstitution didactique ni pur récit fictionnel : il tisse passé, présent et futur pour questionner les récits que nous choisissons, comme sociétés, de transmettre.

    E. L. : Le projet scientifique du Mucem s’intéresse aux regards portés par l’Europe sur la Méditerranée, interrogeant les images de la Méditerranée et leur relativité. Historiquement, cet espace a été un objet d’études, de conquêtes, mais également de fantasmes et d’imaginaires qu’il s’agit aujourd’hui de soulever et d’interroger. L’autre axe essentiel du musée est d’étudier les cultures populaires et d’appréhender l’espace méditerranéen comme un espace commun, partagé par de nombreuses cultures. Or, ces deux problématiques sont au coeur de l’oeuvre Ferdinandea et en font donc une oeuvre essentielle pour le musée. La dimension prospective de l’oeuvre est également particulièrement intéressante pour un musée de société comme le Mucem : à l’heure de la crise environnementale actuelle, elle permet de mettre en perspective la question de l’appropriation des territoires et des ressources naturelles. Elle interroge les différents rapports au monde et les manières de l’habiter.

    H. P. : L’exposition innove par rapport à celle du Madre de Naples. En 1831, plusieurs échantillons minéralogiques ont été prélevés sur Ferdinandea. Ils sont aujourd’hui conservés dans des musées d’Histoire naturelle à Londres, Berlin, Naples et Paris. L’éclatement de cette répartition géographique reflète la division des puissances européennes, désireuses, chacune, de s’approprier l’île nouvelle. Clément Cogitore y répond par un geste fort : à l’occasion de l’exposition « Ferdinandea », il réunit dans une même vitrine quelques‑uns de ces fragments épars.

    Par ailleurs, l’exposition du Mucem prend une forme tout à fait nouvelle. Fort de ses qualités de metteur en scène, Clément Cogitore s’est beaucoup impliqué dans la scénographie de l’exposition, que les équipes du Mucem ont conçue. Ferdinandea : Incertitudes, la vidéo qui constitue le coeur de l’exposition, sera projetée dans un espace dédié, au centre de la salle. Tout autour, les autres pièces se découvrent, sans qu’un sens de visite soit imposé. Symétrie, harmonie, sobriété favorisent la contemplation des oeuvres et des archives. Ces dernières sont, pour certaines, présentées dans des vitrines du XIXe siècle, mises à disposition par le muséum d’Histoire naturelle d’Aix-en-Provence. L’accrochage rejoue ainsi subtilement le geste anachronique de l’artiste, ainsi que le graphisme, conçu par le Studio Muro.

À travers les films, vidéos et photographies, Clément Cogitore, artiste philosophe, spécule sur l’émergence, la chute et la possible réémergence du volcan. Entre documentaire et fiction, son intuition métaphorique orchestre prémonitions, croyances populaires, documents d’archives, relevés scientifiques et cartographiques : entre ses mains, « Ferdinandea » devient le miroir de différents rapports au monde et de futurs possibles. Selon le récit multiforme de Cogitore, « Ferdinandea » constitue une utopie/dystopie immergée, un lieu de tous les possibles à partir duquel l’artiste invite à repenser l’espace de la « mer du milieu ».

Autour de l'artiste

  • Clément Cogitore

    Clement Cogitore © Kenza Wadimoff
    Clement Cogitore © Kenza Wadimoff

    Né en 1983 à Colmar, Clément Cogitore a développé une pratique à la croisée de l’art contemporain et du cinéma. Pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis en 2012, il a été lauréat du Prix de la fondation d’entreprise Ricard pour l’art contemporain en 2016 et du Prix Marcel Duchamp en 2018, tandis que ses deux premiers longs métrages ont été sélectionnés et primés au Festival de Cannes – Semaine de la critique. En 2019, la mise en scène des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau par Clément Cogitore à l’Opéra National de Paris pour le 350e anniversaire de ce dernier a permis à l’artiste d’être apprécié du grand public.

    Clément Cogitore a été récompensé en 2011 par le Grand prix du Salon de Montrouge. En 2012, il est pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis. Son premier long-métrage, sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes, a été récompensé par le Prix de la Fondation Gan et nominé pour le César du meilleur premier film en 2015. La même année, il reçoit le Prix BAL pour la jeune création. En 2016, il reçoit le Prix Sciences Po pour l’art contemporain et le Prix de la Fondation d’Entreprise Ricard pour l’art contemporain. En 2018, il est lauréat du Prix Marcel Duchamp. Après un court-métrage très remarqué autour de l’opéra « Les Indes galantes » de Rameau, il le met en scène à l’Opéra de Paris en 2019. Cette mise en scène a été sélectionnée par le New York Times dans sa liste des dix meilleurs opéras de l’année, nominé meilleure production d’opéra 2019 par le Giornale della Musica et a remporté le prix Forum Opéra de la meilleure production 2019. En 2020, Oper! Awards lui a décerné le prix de la meilleure mise en scène. En 2022, son deuxième long-métrage, «Goutte d’Or», est sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes, récompensé par le Prix du scénario – Hildegarde, le Prix de la meilleure réalisation au LEFFEST à Lisbonne et le prix d’interprétation au Hainan film festival. En 2023, le film est présélectionné pour représenter la France aux Oscars.

    Son travail est exposé et présenté au sein de prestigieuses institutions françaises et internationales, de biennales et de collections publiques et privées. Il est représenté par Chantal Crousel Consulting, Paris et Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff, Stuttgart.

D’abord présentée au Madre (Musée d’Art contemporain Donnaregina, à Naples, du 24 juin au 12 septembre 2022), l’exposition bénéficie dans sa déclinaison marseillaise du prêt de nouvelles archives, d’une conception scénographique inédite et d’un catalogue d’exposition enrichi.

Parmi la quarantaine d’œuvres et d’archives exposées au Mucem (film 16mm, vidéos, photographies, arts graphiques, documents d’archives, peintures), sept oeuvres de Clément Cogitore, récemment acquises par le Mucem et jamais exposées en France, sont présentées aux côtés de prêts privés et publics, français et internationaux.

Commissariat :

Kathryn Weir, historienne de l’art et commissaire d’exposition
Hélia Paukner, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle Art contemporain, Mucem
Enguerrand Lascols, conservateur du patrimoine, Pôle Vie domestique, Mucem

Scénographie :

Benjamin Saint-Maxent

 

Entre fin juin et mi-juillet 1831, l’activité volcanique sous-marine fait naître une nouvelle île en Méditerranée, dans le canal de Sicile, en face de la Tunisie. Alors que les marins et les habitants des côtes voisines craignent le réveil d’un monstre marin, le nouveau territoire éveille la curiosité des scientifiques et la convoitise des puissances européennes en pleine expansion coloniale.

« Ferdinandea : Premonitions », 2021 (capture de la vidéo). Film 16 mm, muet, 4 min 24s. Courtesy Chantal Crousel Consulting - Paris, Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff - Stuttgart © Clément Cogitore
« Ferdinandea : Premonitions », 2021 (capture de la vidéo). Film 16 mm, muet, 4 min 24s. Courtesy Chantal Crousel Consulting - Paris, Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff - Stuttgart © Clément Cogitore

En quelques semaines, l’île est notamment revendiquée pour sa position stratégique par la Grande-Bretagne, la France et le Royaume des Deux‑Siciles. Cette compétition des nations est toutefois de courte durée : six mois à peine après son apparition, l’île nouvellement formée sombre sous les vagues de la Méditerranée. Ses noms multiples restent consignés dans les archives européennes : « Ferdinandea » pour le Royaume des Deux-Siciles, en l’honneur du roi Ferdinand II de Bourbon, « Julia » pour les Français en référence à la monarchie de Juillet, « Graham » pour les Anglais, d’après Sir James Graham, premier seigneur de l’amirauté, et « Nerita » pour les populations locales. Sommeillant aujourd’hui à quelques six mètres de profondeur, le rocher basaltique est surveillé de près par les sismologues ; une nouvelle éruption pourrait-elle, d’un moment a l’autre, le faire resurgir et susciter à nouveau manoeuvres géopolitiques, logiques d’exploitation et d’exclusion de puissances impérialistes ?

Camillo de Vito, Nouveau volcan apparu dans la mer de Sicile le 13 juillet 1831, 1831, Gouache sur papier, 51 × 67 cm, Collection particulière, Paris © Droits réservés
Camillo de Vito, Nouveau volcan apparu dans la mer de Sicile le 13 juillet 1831, 1831, Gouache sur papier, 51 × 67 cm, Collection particulière, Paris © Droits réservés

Autour de l'exposition

  • Entretien avec l’artiste Clément Cogitore

    Votre travail s’appuie sur un événement historique, comme point de départ d’une fiction expérimentale. Pouvez-vous nous raconter le processus créatif ?

    Clément Cogitore : J’ai découvert l’histoire de cette île par hasard, chez un bouquiniste à Palerme. Je suis tombé sur un livre écrit par Salvatore Mazzarella : Dell’isola Ferdinandea e di altre cose. Je me suis tout de suite senti inspiré par cette histoire. Avec mon équipe, puis celle du Museo Madre à Naples, nous nous sommes documentés pendant plus d’un an sur l’émergence et la disparition, quelques mois plus tard, de l’île Ferdinandea. Nous avons rassemblé des documents et récits historiques, puis j’ai beaucoup écrit avant de partir en tournage. Cette histoire m’intéressait car elle mêlait, autour d’un même phénomène naturel, expéditions scientifiques, propagande impérialiste et croyances populaires. J’ai voulu la questionner et l’interpréter de façon personnelle, en faisant converger dans un même projet des voix et des intérêts différents, qui parlent pourtant toutes d’un même événement. Le corpus d’oeuvres que j’ai produites (un film 16 mm, trois vidéos et trois photographies sous verre gravé) mêle documentaire, récit historique et fiction spéculative, narration et contemplation. L’émergence de l’île révèle les logiques absurdes et coloniales qui prévalent en géopolitique, mais questionne également cette énigme irrésolue : comment habiter la terre ?

    La naissance du mythe qui s’est peu à peu construit autour de l’émergence de l’île vous fascine autant que la naissance de l’île elle-même ?

    Clément Cogitore : La notion de « mythe » s’observait du côté des populations locales à l’époque. L’émergence de l’île s’accompagnait de phénomènes liés pour elles au surnaturel, au religieux, et même aux récits de monstres, car ce qui est insaisissable produit inévitablement de la croyance. Ce sont principalement les marins, les militaires et les scientifiques qui ont pu voir et observer l’île. Quelques artistes figuraient également dans les expéditions, afin de pouvoir ramener des images. Mais le peuple, habitant sur les côtes maltaise, sicilienne et tunisienne, n’a rien vu d’autre que de lointains remous. Dès l’émergence de l’île en 1831, cette histoire est nourrie de rumeurs, de croyances, de manipulations et de propagande. À quel point ce qu’on a vu – ou ce qu’on dit avoir vu – a réellement eu lieu ? Ou est-ce qu’on nous fait croire que ça s’est passé comme ça ?

    À peine vécues, les choses deviennent un souvenir qu’on déforme, qu’on raconte à nouveau un peu différemment. La mémoire fictionnalise et bouscule notre rapport au réel ; la parole et les récits autour de Ferdinandea se sont donc déformés avec le temps. En questionnant la réémergence possible de l’île, j’interroge la mémoire collective et sa portée fictionnelle.

    Vous avez filmé un monde disparu, et vous questionnez les futurs possibles d’une réapparition de l’île. Les enjeux de 1831 seraient-ils les mêmes aujourd’hui ?

    Clément Cogitore : Les mondes disparaissent et réapparaissent, ils correspondent à des temps de civilisations, de communautés qui prospèrent, s’effondrent et renaissent ailleurs, autrement. En ça, l’île peut être considérée comme la métaphore de quelque chose qui échappe aux assignations, aux identités. Elle apparaît comme un élément insaisissable, que tout le monde veut posséder mais qui n’appartient à personne.

    Aujourd’hui, cette zone préoccupe les scientifiques car Empédocle, le super-volcan sous-marin dont Ferdinandea (aujourd’hui immergée à environ -6m de profondeur) constitue un des sommets, pourrait se réveiller à tout moment ; et l’île réapparaître, plus loin, sous une autre forme. Si elle réapparaissait, sa situation géographique – l’île est dans le canal de Sicile – ferait à nouveau naître des questionnements géopolitiques et impérialistes, auxquels se mêleraient de nouveaux enjeux : migratoires, de circulation d’informations (avec la présence de câbles sous-marins), du pétrole, de la drogue… Mais aussi des questionnements plus existentiels. C’est le point central du film Ferdinandea : Incertitudes. Entre utopie et dystopie, si une terre qui n’appartient à personne réapparaissait aujourd’hui, quel usage commun pourrait-on en faire ? Quel nom lui donnerait-on ? Et quelles langues y parlerait-on ?

    L’exposition est présentée pour la première fois en France. Pourquoi avoir choisi de la proposer au Mucem ?

    Clément Cogitore : Depuis l’exposition qui s’est tenue au Museo Madre de Naples, il était évident pour Kathryn Weir et pour moi de la proposer à Marseille, autre port impérial de la Méditerranée. Ce projet est à la croisée de tous les axes que le Mucem interroge : l’aspect populaire, le regard porté par toute l’Europe sur la Méditerranée, les futurs (communs) possibles…

    L’exposition au Mucem apporte un changement de perspective, en se plaçant d’un point de vue plus français, pour raconter l’histoire sous l’angle des aspirations coloniales françaises. Il y a eu un gros travail de documentation et de recherche de nouvelles archives mené avec les commissaires de l’exposition.

    Et en sortant de l’exposition, le regard plonge immédiatement dans la Méditerranée comme seul horizon, c’est une conclusion formidable !

    Il s’agit de ma première exposition personnelle dans le Sud ; je travaille également sur d’autres projets, des créations à venir dans la région pour l’année 2026.

    Tristan Garcia a imaginé un texte spéculatif inédit, Île, à retrouver dans l’ouvrage de l’exposition. Pourquoi avoir souhaité un prolongement littéraire – et une nouvelle interprétation fictive – de « Ferdinandea, l’île éphémère » ?

    Clément Cogitore : J’ai rencontré Tristan Garcia par l’intermédiaire de ma galeriste, Chantal Crousel, qu’elle imaginait très justement comme un complice possible dans cette aventure. J’aime beaucoup les textes de Tristan Garcia, autant ses romans que ses ouvrages de philosophie. Nous nous sommes rencontrés et je lui ai montré des versions de montage du film Ferdinandea : Incertitudes. Il a eu le désir d’ajouter de la fiction à la fiction, en partant de l’histoire de Ferdinandea pour raconter l’apparition et la disparition d’autres îles, à d’autres moments, ailleurs. Et il m’a proposé ce magnifique récit fictionnel inédit, qui prolonge l’histoire sous une autre forme, et que je suis très heureux de voir figurer dans la publication qui accompagne l’exposition.

     

  • Entretien avec Kathryn Weir, Hélia Paukner et Enguerrand Lascols, commissaires de l’exposition

    « Ferdinandea, l’île éphémère » pourrait être une fable, tant l’idée qu’une île émerge et sombre en l’espace de quelques mois semble irréelle ?

    Kathryn Weir : Et si une île pouvait surgir un matin des flots, soulever l’enthousiasme des puissants, faire rêver les poètes, puis disparaître sans laisser d’autre trace qu’un haut-fond sur une carte marine ? C’est ce conte à la fois vrai et incroyable que raconte l’exposition du projet de Clément Cogitore autour de « Ferdinandea », présentée au Mucem à partir du 10 décembre 2025.

    Juillet 1831, au large de la Sicile : un grondement secoue le détroit, la mer bouillonne, des cendres et des pierres jaillissent. Une île naît. Très vite, l’évènement géologique devient affaire d’État. La France, le Royaume-Uni et le Royaume des Deux-Siciles revendiquent cette « terra nullius » soudaine, la baptisent Graham Island, Julia, Ferdinandea. Le sol n’est pas encore refroidi qu’on y plante des drapeaux. Curieux et scientifiques affluent. Walter Scott lui-même veut en fouler le sommet. Une fièvre médiatique et diplomatique s’empare du phénomène.

    Mais à peine six mois plus tard, la mer reprend ce qu’elle a donné. L’île s’efface, ne laissant qu’un récit : mouvant, morcelé, à mi-chemin entre l’archive impériale, la rêverie littéraire et la mémoire géologique. C’est ce récit que Cogitore exhume, réinvente et met à l’épreuve du présent. Un film en 16 mm, vidéos, photographies de l’artiste sont accompagnés de gouaches, gravures et documents polyglottes pour composer une constellation d’éléments où le politique dialogue avec le tellurique, et l’imaginaire avec l’archive.

    Morale de cette fable ? À l’heure où le climat redessine les frontières, et où la Méditerranée tient lieu de cimetière, l’île-fantôme réapparaît comme un prisme. Elle raconte les désirs de possession, les stratégies d’appropriation et d’extraction liés à l’impérialisme et à la science.

    L’exposition émane d’un fait historique devenu corpus d’oeuvres d’art contemporain. La Méditerranée semble être une source inépuisable de fascination et d’inspiration ?

    Enguerrand Lascols : L’installation « Ferdinandea » traite du surgissement de cette île et de l’appétence des puissances coloniales pour ce nouveau territoire et apporte un regard artistique sur l’histoire de la Méditerranée, un espace longtemps considéré comme une frontière entre le Nord et le Sud. D’un point de vue géopolitique, cette nouvelle île constituait un point stratégique entre l’Europe et l’Afrique, entre le bassin occidental et oriental de la Méditerranée. L’histoire militaire se double d’une histoire des sciences, plusieurs scientifiques européens étant venus étudier l’île, prélever des éléments… durant ses quelques mois hors de l’eau. Et à ces récits officiels s’ajoutent d’autres récits des populations locales : l’oeuvre fait alterner des témoignages populaires en sicilien, maltais, arabe… témoignant de la fascination des habitants pour ce phénomène exceptionnel. Ce sont ces multiples regards et interprétations qui façonnent l’oeuvre de Clément Cogitore. L’ensemble des oeuvres de « Ferdinandea » permet également de questionner le futur de la Méditerranée : une nouvelle éruption pourrait faire resurgir l’île. Alors que les conflits militaires sont de plus en plus présents et que l’impérialisme des puissances mondiales semble renaître, l’oeuvre permet de questionner ces manoeuvres géopolitiques, leurs logiques d’exploitation et d’exclusion.

    Hélia Paukner : Bien sûr, la Méditerranée est inspirante. Les enjeux brûlants qui la concernent aujourd’hui et les imaginaires immémoriaux qu’elle véhicule la placent au premier plan des consciences de beaucoup de créatrices et créateurs. La démarche de Clément Cogitore se distingue par sa limpide densité. En quelques oeuvres, il articule des problématiques vulcanologiques, géostratégiques, historiques, mythologiques, épistémologiques, migratoires, climatiques, politiques, ethnologiques, socio‑linquistiques et… poétiques. Il mêle documentaire et fiction, histoire et actualité, oeuvres et documents d’archives sans qu’il n’en résulte jamais ni confusion ni opposition binaire. Son geste rigoureux et sensible relève plutôt de l’orchestration polyphonique. Il en résulte une exposition qui invite à l’émerveillement, à la curiosité et à la réflexion. « Comment habiter la terre ? », demande l’artiste. L’attention émue et l’éveil critique qu’induisent ses oeuvres semblent déjà être un élément de réponse.

    « Ferdinandea, l’île éphémère », n’a jamais été montrée en France. Quelle est la singularité de l’exposition présentée au Mucem ?

    K. W. : Le projet prend forme pour la première fois en 2022 au musée Madre de Naples, lieu où j’avais rencontré Clément Cogitore deux ans plus tôt, en juin 2020. Il faisait des recherches depuis déjà quelques années, après avoir découvert à Palerme le livre de Salvatore Mazzarella publié chez Sellerio Editore, Dell’isola Ferdinandea e di altre cose. Il a immédiatement voulu explorer à sa manière cette histoire extraordinaire qui entrelace phénomène naturel, recherches scientifiques, convoitises impériales et fascination populaire. Lors de notre première rencontre, Clément était en route pour Catane pour rejoindre une mission océanographique qui devait installer un sismographe sur Graham Shoal, le haut-fond auquel le volcan appartient, afin de filmer les vestiges submergés de l’île. Nous avons décidé de travailler ensemble pour montrer le corpus d’oeuvres qu’il allait produire – un film 16 mm, trois vidéos et trois oeuvres photographiques – et pour continuer les recherches sur le corpus d’éléments historiques qui les ont accompagnés dans l’exposition.

    À Marseille, port où se croisent histoires coloniales et migrations contemporaines, nous avons choisi, avec la collaboration des commissaires associés, Hélia Paukner et Enguerrand Lascols, de porter un autre regard sur le projet, celui de l’accélération des aspirations coloniales françaises dans les années 1830, suite à l’invasion d’Alger, et de la vision à partir de la France du potentiel géopolitique de cette nouvelle île. Le parcours a été repensé afin de confronter deux lectures, celle que les sciences et politiques territoriales françaises du XIXe siècle projetaient sur cette île éphémère et celle d’un présent méditerranéen régi par des logiques d’exclusion. Clément Cogitore ne livre ni reconstitution didactique ni pur récit fictionnel : il tisse passé, présent et futur pour questionner les récits que nous choisissons, comme sociétés, de transmettre.

    E. L. : Le projet scientifique du Mucem s’intéresse aux regards portés par l’Europe sur la Méditerranée, interrogeant les images de la Méditerranée et leur relativité. Historiquement, cet espace a été un objet d’études, de conquêtes, mais également de fantasmes et d’imaginaires qu’il s’agit aujourd’hui de soulever et d’interroger. L’autre axe essentiel du musée est d’étudier les cultures populaires et d’appréhender l’espace méditerranéen comme un espace commun, partagé par de nombreuses cultures. Or, ces deux problématiques sont au coeur de l’oeuvre Ferdinandea et en font donc une oeuvre essentielle pour le musée. La dimension prospective de l’oeuvre est également particulièrement intéressante pour un musée de société comme le Mucem : à l’heure de la crise environnementale actuelle, elle permet de mettre en perspective la question de l’appropriation des territoires et des ressources naturelles. Elle interroge les différents rapports au monde et les manières de l’habiter.

    H. P. : L’exposition innove par rapport à celle du Madre de Naples. En 1831, plusieurs échantillons minéralogiques ont été prélevés sur Ferdinandea. Ils sont aujourd’hui conservés dans des musées d’Histoire naturelle à Londres, Berlin, Naples et Paris. L’éclatement de cette répartition géographique reflète la division des puissances européennes, désireuses, chacune, de s’approprier l’île nouvelle. Clément Cogitore y répond par un geste fort : à l’occasion de l’exposition « Ferdinandea », il réunit dans une même vitrine quelques‑uns de ces fragments épars.

    Par ailleurs, l’exposition du Mucem prend une forme tout à fait nouvelle. Fort de ses qualités de metteur en scène, Clément Cogitore s’est beaucoup impliqué dans la scénographie de l’exposition, que les équipes du Mucem ont conçue. Ferdinandea : Incertitudes, la vidéo qui constitue le coeur de l’exposition, sera projetée dans un espace dédié, au centre de la salle. Tout autour, les autres pièces se découvrent, sans qu’un sens de visite soit imposé. Symétrie, harmonie, sobriété favorisent la contemplation des oeuvres et des archives. Ces dernières sont, pour certaines, présentées dans des vitrines du XIXe siècle, mises à disposition par le muséum d’Histoire naturelle d’Aix-en-Provence. L’accrochage rejoue ainsi subtilement le geste anachronique de l’artiste, ainsi que le graphisme, conçu par le Studio Muro.

À travers les films, vidéos et photographies, Clément Cogitore, artiste philosophe, spécule sur l’émergence, la chute et la possible réémergence du volcan. Entre documentaire et fiction, son intuition métaphorique orchestre prémonitions, croyances populaires, documents d’archives, relevés scientifiques et cartographiques : entre ses mains, « Ferdinandea » devient le miroir de différents rapports au monde et de futurs possibles. Selon le récit multiforme de Cogitore, « Ferdinandea » constitue une utopie/dystopie immergée, un lieu de tous les possibles à partir duquel l’artiste invite à repenser l’espace de la « mer du milieu ».

Autour de l'artiste

  • Clément Cogitore

    Clement Cogitore © Kenza Wadimoff
    Clement Cogitore © Kenza Wadimoff

    Né en 1983 à Colmar, Clément Cogitore a développé une pratique à la croisée de l’art contemporain et du cinéma. Pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis en 2012, il a été lauréat du Prix de la fondation d’entreprise Ricard pour l’art contemporain en 2016 et du Prix Marcel Duchamp en 2018, tandis que ses deux premiers longs métrages ont été sélectionnés et primés au Festival de Cannes – Semaine de la critique. En 2019, la mise en scène des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau par Clément Cogitore à l’Opéra National de Paris pour le 350e anniversaire de ce dernier a permis à l’artiste d’être apprécié du grand public.

    Clément Cogitore a été récompensé en 2011 par le Grand prix du Salon de Montrouge. En 2012, il est pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis. Son premier long-métrage, sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes, a été récompensé par le Prix de la Fondation Gan et nominé pour le César du meilleur premier film en 2015. La même année, il reçoit le Prix BAL pour la jeune création. En 2016, il reçoit le Prix Sciences Po pour l’art contemporain et le Prix de la Fondation d’Entreprise Ricard pour l’art contemporain. En 2018, il est lauréat du Prix Marcel Duchamp. Après un court-métrage très remarqué autour de l’opéra « Les Indes galantes » de Rameau, il le met en scène à l’Opéra de Paris en 2019. Cette mise en scène a été sélectionnée par le New York Times dans sa liste des dix meilleurs opéras de l’année, nominé meilleure production d’opéra 2019 par le Giornale della Musica et a remporté le prix Forum Opéra de la meilleure production 2019. En 2020, Oper! Awards lui a décerné le prix de la meilleure mise en scène. En 2022, son deuxième long-métrage, «Goutte d’Or», est sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes, récompensé par le Prix du scénario – Hildegarde, le Prix de la meilleure réalisation au LEFFEST à Lisbonne et le prix d’interprétation au Hainan film festival. En 2023, le film est présélectionné pour représenter la France aux Oscars.

    Son travail est exposé et présenté au sein de prestigieuses institutions françaises et internationales, de biennales et de collections publiques et privées. Il est représenté par Chantal Crousel Consulting, Paris et Galerie Elisabeth and Reinhard Hauff, Stuttgart.

D’abord présentée au Madre (Musée d’Art contemporain Donnaregina, à Naples, du 24 juin au 12 septembre 2022), l’exposition bénéficie dans sa déclinaison marseillaise du prêt de nouvelles archives, d’une conception scénographique inédite et d’un catalogue d’exposition enrichi.

Parmi la quarantaine d’œuvres et d’archives exposées au Mucem (film 16mm, vidéos, photographies, arts graphiques, documents d’archives, peintures), sept oeuvres de Clément Cogitore, récemment acquises par le Mucem et jamais exposées en France, sont présentées aux côtés de prêts privés et publics, français et internationaux.

Commissariat :

Kathryn Weir, historienne de l’art et commissaire d’exposition
Hélia Paukner, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle Art contemporain, Mucem
Enguerrand Lascols, conservateur du patrimoine, Pôle Vie domestique, Mucem

Scénographie :

Benjamin Saint-Maxent

 

Partenaires médias

    • Logo Le Monde
    • Logo Arte
    • Logo Le Bonbon
    • Logo AOC
    • Logo télérama