• Portrait du magicien Yanco par René Techer, 1970-1980©Mucem René Techer
    Portrait du magicien Yanco par René Techer, 1970-1980©Mucem René Techer
  • François Tuefferd, Pinito del Oro au Madison Square Garden, NY, 1954© Mucem François Tuefferd
    François Tuefferd, Pinito del Oro au Madison Square Garden, NY, 1954© Mucem François Tuefferd

En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques


Mucem, J4— J4
| Du mercredi 4 décembre 2024 au lundi 12 mai 2025

Derrière le vestibule du bonimenteur s’ouvre la vaste nef aux couleurs… Nous voilà en piste ! projetés parmi les clowns, les pitres et les saltimbanques, parmi les traces des spectacles disparus. Dans cette exposition pas comme les autres, la metteuse en scène Macha Makeïeff nous invite à l’intérieur d’une scène imaginaire, un récit sensible entre fragilité et fantaisie, reliques et fête troublante. Ici, les œuvres flottent au-dessus de nos têtes, d’autres paradent, posent, s’exposent, s’illusionnent, s’empilent, s’offrent à nous comme des moments de la vie vagabonde. Il y a mille choses à découvrir et à deviner dans la pénombre autant que dans la lumière !

Sur la grande piste de cette exposition-spectacle, on déambule, on rêve, on se frotte au réel. Ici, les humbles choses foraines et les œuvres de grands artistes se combinent avec fantaisie. Sur des cimaises de planches, sur de petits théâtres, sur des totems, parmi les Bêtes, on découvre en chemin des chefs-d’œuvre depuis les Ballets russes jusqu’à une acrobate de Niki de Saint Phalle, des œuvres de Miquel Barceló, Ingmar Bergman, Robert Bresson, Claude Cahun, Marc Chagall, Charlie Chaplin, Colette (Sidonie-Gabrielle Colette, dite), Gustave Doré, Joseph Faverot, W. C. Fields, Pier-Paolo Pasolini, Pablo Picasso, Georges Rouault, Lucien Simon, Pierrick Sorin, Jacques Tati, Gérard Traquandi, André Valensi, Agnès Varda, Jean Veber, Wim Wenders, Jérôme Zonder… et de jeunes artistes à découvrir, parmi la trace émue de petits maîtres de chapiteau.

C’est la célébration de l’artiste en saltimbanque, selon Starobinski cher à notre cœur, une parade où le visiteur est accueilli parmi les pitres et les poètes, leur monde de pauvres choses et de grands rêves. Peu à peu, le regardeur réalise que le spectacle du destin de ces saltimbanques est celui de sa propre vie. Une vie de fétiches, de chimères, de blessures, de rédemption.

Parmi les pièces des collections foraines du Mucem, les objets de collectionneurs et d’artistes dont Bartabas, les accessoires déclassés, costumes, décors de spectacles passés, choses, images, on découvre des œuvres parmi les plus célèbres (dont le portrait de Joaquín Salvado en Arlequin peint par Picasso en 1923), jusqu’au plus humble des sifflets ayant appartenu à un clown dont le nom a disparu des livres d’histoire. On y voit des trapèzes usés jusqu’à la corde flotter dans les airs au-dessus de sculptures signées par des artistes de renommée. L’éclatant est posé aux côtés du misérable. Le sacré émerge ici du profane. Plus de 100 œuvres du Mucem sont à découvrir, têtes de marionnette en bois du XIXe et du XXe siècle, manteaux de clown brodés de milliers de paillettes, costumes de scène et bagages d’artistes qui ont enfermé bien des secrets. 

De nombreuses œuvres prestigieuses sont prêtées par le musée d’Orsay, le centre Pompidou, le Mamac, le musée des Beaux-arts de Quimper, le musée Picasso, le nouveau musée national de Monaco, le musée national Fernand Léger, et bien d’autres. Enfin, cette exposition n’aurait pu être réalisée sans le prêt exceptionnel du Dr Alain Frère, qui confie au Mucem près de 170 œuvres de sa prestigieuse collection. Le peintre Gérard Traquandi a réalisé pour l’exposition 32 aquarelles qui sont présentées au public pour la toute première fois.

Une exposition de Macha Makeïeff
Commissariat général : Vincent Giovannoni, conservateur en chef, responsable du pôle Arts du spectacle.
Co-commissariat : Macha Makeïeff
Avec la collaboration de l'Atelier Jodar - Lumières Jean Bellorini – Création sonore Sébastien Trouvé
Avec la participation du Théâtre National Populaire et de la Compagnie Mademoiselle

Entretien avec Macha Makeïeff, auteure, metteure en scène, co-commissaire de l’exposition

 

Mucem.

Dans cette exposition, le visiteur va littéralement entrer « en piste » ! Car cette exposition se vit comme un spectacle…

Macha Makeïeff.

Oui, c’est ainsi que je l’ai imaginée et construite. M’importent la part plastique au théâtre et la dramaturgie dans l’installation. Il est question de déambuler dans un spectacle immobile. Un vestibule de bonimenteur, une nef, ses pistes, ses recoins, cagibis et cabanes. Tout a été prémédité pour une traversée d’étonnements, complicités inédites, aveux de fragilité. Le forain, le prosaïque et des œuvres puissantes se combinent. J’ai voulu un rythme plastique, l’avancée d’une dramaturgie, un espace scandé de séquences, des lumières de scène, une intrigue. J’ai fui la simple juxtaposition d’objets pour une zone qui tient du théâtre (comment faire autrement !), du spectacle forain, de ses attractions éphémères. C’est une fois que la fête est passée. M’obsède jusqu’à l’effroi : où vont les spectacles disparus, dans quels limbes ? Mon parti-pris assez maniaque est de ne pas tout montrer, ne pas expliciter le paysage pour laisser opérer la fiction. Avec comme règle du jeu, une géométrie de couleurs et des traces fantomatiques. Les images muettes du cinéma comme art forain.

Je mise sur l’intelligence sensible du public, du regardeur, son plaisir à être désorienté dans ces espaces. Il y a quelque chose d’admirable dans l’espace que propose le grand plateau d’exposition du Mucem, point de vue à 360 degrés, et voilà qu’il faut l’habiter. À cet endroit, on va apercevoir, pressentir, aller vers, reculer devant la découverte, revenir, passer par ailleurs, se perdre.  Où sommes-nous ? Le forain raconte dedans et dehors ! Il bricole l’intime et la place publique, loge, stand de tir ou Mondo Nuovo. 

Une fois le spectacle fini, défait, nous attrape cette forme d’exil, de perdition, corps et bien. Quelle dérive, une fois le plateau vide, une fois que la danseuse de corde a quitté le fil, que le dernier music-hall a fermé, que le clown fait son sac ? Quel est ce vertige qui nous prend et ce vide de l’âme quand la scène, la piste, la loge sont désertées ? Cet après qui me hante, je veux le raconter. Pour qu’il me quitte. Les Choses et les Bêtes qui habiteront l’exposition savent le déclassement, le destin de l’artiste, sa grâce et sa misère toutes liées. Les accessoires poussés dans la coulisse, l’attirail dans une caisse, remisés, éparpillés, hors jeu, ces sublimes objets misérables se prêtent à une autre célébration, après naufrage.  

Ce paysage est aussi une expérience intérieure que je veux partager. Il faut à tout ce chaos une règle du jeu, un tempo, une géométrie des couleurs, et une fantaisie insolente sans laquelle tout resterait inerte.

 

M.

Ce projet, c’est avant tout un hommage à la figure de l’artiste saltimbanque… 

M.M.

J’ai vécu tant de soirs de dernière, ces soirs où tout est dispersé sur le plateau. On affale, on replie, on trimballe. On aura vécu entre montage et démontage parmi les caisses, les rêves et les courants d’air. Quand le saltimbanque est tombé, s’est blessé, quand le corps du vieux danseur ou de l’acrobate rouillé ne veut plus, quand la voix de la chanteuse de caf’conc’ l’abandonne, il y a dans le costume jeté dans la loge, le soulier oublié, l’aveu d’un déchirement, la trace d’une fragilité infinie. Mystère familier et cruel de la féerie qui s’est éteinte. 

L’accrochage d’œuvres de grands artistes joue le jeu du forain. Ces artistes accueillis, fêtés, prolongent le mystère. Leurs œuvres puissantes côtoient le prosaïque, fragments de réel, costumes fatigués, accessoires, agrès, planches, panières, restes de décors… Cette confrontation entre le réel criant et les œuvres plastiques, les images cinématographiques nous font passer de l’autre côté du miroir.  Entre deux baraques, sur la piste, dans un stand, on trouvera Agnès Varda, Nikki de Saint Phalle, Gérard Garouste, Pablo Picasso, Gérard Traquandi, Pierrick Sorin, Wim Wenders, Robert Bresson, Claude Cahun, Ingmar Bergman, Colette, Jérôme Zonder et de jeunes artistes qui savent que fatalement la scène va se défaire, que le saltimbanque, qui saute vers les étoiles pour défier la pesanteur et le ciel, retombera. Pour un instant de grâce, il est prêt, elle est prête à une vie sans suite. Il y a, bien sûr, le halo de Jean Starobinski si cher à mon cœur, et son Portrait de l’artiste en saltimbanque, celui de Bakhtine le visionnaire qui m’accompagne. Car il s’agit encore de rire et de carnavalesque. 

 

M.

Mettre en scène des objets, c’est très différent de la mise en scène au théâtre ?

M.M.

Deux manières de scènes, et ici et là, l’espace poétique entre un objet et un autre qu’il faut éprouver avec soin pour que ça joue. Sans cela, c’est un chapelet, une suite sans force. 

Il y a un dialogue, dans l’exposition, entre les œuvres d’art accomplies et les simples choses d’un stock, d’un étal, d’une remise. Une entente entre le prosaïque et le génie de l’œuvre. L’inspiration est aux deux endroits. Dans la singularité de l’exposition, je ressens la densité poétique de l’inventaire, les choses du monde qui sont arrivées jusque-là, pour cette histoire.   

Je veux que cette dépose paraisse inopinée, que le lien amoureux entre l’œuvre et l’objet, la Chose, se découvre comme par hasard. J’aimerais les frontières floues, j’aimerais qu’un enfant qui voit Gérard Garouste et le soulier usé d’un clown anonyme les mette côte à côte dans son même rêve. J’aime que les choses à voir soient comme à portée de main, qu’on oublie l’obstacle de la contrainte, que tout soit spectacle.

Ici comme au théâtre, la lumière de scène de Jean Bellorini, le son de Sébastien Trouvé. Et comme au théâtre un effet d’équipe, et le regard attentif de Sylvie Jodar.

 

M.

Quelle a été votre découverte la plus marquante durant vos recherches ?

M.M.

C’est la vérification d’une fatalité. Enfant, je ramassais de pauvres choses dans un sac de toile. Étudiante à Paris, j’ai passé des jours de contemplation immodérée au musée des Arts et Traditions populaires du bois de Boulogne, aux étals des Puces, et autres lieux incertains où je ramassais encore. Une sorte de mission, de sauvetage. J’ai aimé les réserves du Mucem. Les stocks voilà qui m’importe, m’obsède. Mon désir de mettre en scène et célébrer les choses est fébrile, inépuisable. J’ai vérifié tant de fois mon amour des choses et des êtres déclassés. 

Vincent Giovannoni, co-commissaire de l’exposition a su dès le premier jour laisser se faire le geste artistique et ses fantaisies, avec une intelligence sensible sans laquelle rien n’aurait pu s’inventer. Il m’a permis de rencontrer le docteur Frère, médecin et ami intime des gens de cirque et de scène qu’il soignait, dompteurs, acrobates, musiciens, clowns. Nous sommes entrés dans son antre. L’exposition est le moment de célébrer le collectionneur.

 

M.

Ce projet, c’est aussi vos retrouvailles avec une ville et un musée que vous connaissez bien…

M.M.

À flotter sur l’eau et avec sa lumière, le Mucem est un séducteur. Les premières conférences de préfiguration du musée se sont faites à la Criée, ce théâtre que j’ai dirigé ; j’ai vu ce musée se construire, j’ai beaucoup d’amitié pour son architecte Rudy Ricciotti, et une relation très simple, familière, aimantée à ce lieu. Le Mucem, je l’aborde comme un lieu d’invention, parce qu’il est ce plus jeune musée national, un lieu d’expérimentation, il s’invente et invente. Et il faut l’aimer à cet endroit. Quand j’ai su que j’irais y raconter une histoire, c’était pour moi organique. À présent, comme avant le spectacle, j’ai un trac fou. 

 

 

Propos recueillis par Sandro Piscopo Reguieg (septembre 2024)

 

Entretien avec Vincent Giovannoni, responsable du pôle Arts du spectacle au Mucem, co-commissaire de l’exposition

 

Mucem.

Quel est le pari de cette exposition ?

Vincent Giovannoni.

Un musée, quand on y vient peu, n’est pas un lieu facile d’accès. Cela intimide. Pire : on peut vite passer pour prétentieux en disant que l’on va au musée. Mais si l’on prend en considération le fait que les musées fonctionnent avec de l’argent public, prélevé auprès de nous tous, sans distinction, il semble naturel que chacun puisse y trouver un projet culturel ouvert, accessible et simple dans ses manières. De mon point de vue, la vocation des expositions dans les musées de société est avant tout culturelle. Il ne s’agit donc pas ici de présenter des objets soigneusement ordonnés, accompagnés de textes trop longs. Au XXIe siècle, la majorité des gens qui viennent au musée ne souhaitent pas y trouver une exposition qui soit comme un grand livre, illustré de quelques œuvres. Pour produire une exposition qui soit colorée et surprenante, Macha Makeïeff et moi avons produit en amont un très important travail « scientifique ». Mais celui-ci passe, nous l’espérons, totalement inaperçu. Quand on va au restaurant, c’est ce qui est dans l’assiette qui est important, pas la liste exacte des ingrédients, pas le temps de cuisson. On va au restaurant pour y manger quelque chose qui sorte de l’ordinaire, sans doute, mais pas pour prendre un cours de cuisine. Vous imaginez un restaurant où il faudrait lire les recettes dans un gros livre avant de pouvoir passer à table ? Personnellement, je ne connais rien au solfège mais cela ne m’empêche pas d’éprouver du plaisir à écouter de la musique. Quand vous écoutez un air d’un artiste que vous appréciez, tout le travail d’écriture et de travail en studio doit s’effacer. C’est ce que nous avons essayé de faire : beaucoup de travail en studio, pour offrir le simple bonheur de la musique à qui en voudra.

 

M.

Comment avez-vous procédé ?

V.G.

En premier lieu, il nous a semblé important de mettre en avant les artistes (clowns, pitres et saltimbanques) en tant qu’êtres humains. Des êtres qui travaillent énormément, des heures, des jours et des nuits, pour être sur scène quelques minutes seulement. Et comme on ne pouvait parler de tous ces artistes sans perdre le détail de ce qui fait leur vie particulière, nous avons fait le choix d’en mettre quelques-uns dans la lumière. Nous mettons ainsi en avant Annie Oakley (1860-1926), une des plus grandes tireuses à la carabine de l’histoire. Cette femme, qui a été la grande vedette des spectacles de Buffalo Bill, maniait la Winchester avec une précision dont aucun homme n’était capable. En la voyant au spectacle, les épouses et les nounous qui étaient venues accompagner les enfants et se divertir un peu réalisaient sans trop le savoir qu’une femme pouvait faire au moins aussi bien qu’un homme, dans un domaine pourtant totalement masculin. Les hommes étaient pour leur part perturbés de comprendre que des femmes pouvaient réellement les dépasser, sur leur propre terrain. L’air de rien, une artiste de cirque comme Annie Oakley a fait avancer la cause des femmes bien plus qu’on ne l’imagine. Mais bien qu'elle ait réellement existé, elle est presque inconnue en Europe, alors que le mouvement féministe utilise comme symbole Rosie la riveteuse, qui n’est pourtant qu’un personnage de fiction, sans aucune réalité.

Dans un autre espace de l’exposition, nous mettons à l’honneur Théodora qui a régné sur l’Empire romain d’Orient, au VIe siècle. Fille d’un simple montreur d’ours et d’une actrice, elle a vécu une jeunesse difficile, qui l’a amenée à être danseuse et même, dit-on, courtisane. Lorsque, après avoir épousé l’empereur Justinien 1er, elle devient impératrice, elle travaille à améliorer la vie des gens dont elle a partagé la misère pendant des années. Des femmes en particulier. À sa demande expresse, le Corpus de droit civil permet dans l’Empire que les filles puissent faire valoir le droit à l’héritage de leurs parents. Elle impose également des mesures de protection de la dot en faveur des veuves. Sous son impulsion, le Corpus de droit civil protège les comédiennes et les courtisanes, et offre aux femmes la possibilité de demander le divorce. Il y a 1 500 ans, une saltimbanque pouvait, en une vie, sans oublier les siens, devenir impératrice.

De nos jours, le spectacle permet encore de s’extraire d’une vie qui aurait pu être banale. Dans l’exposition, nous avons tenu à rendre un hommage particulier à l’immense illusionniste Yanco, qui a grandi dans les faubourgs de Toulouse. Quand il était enfant, son père l’emmenait régulièrement au cinéma, voir les tout premiers films parlants. Le petit Jean-Louis Conte (1928-1990), qui deviendra le magicien Yanco, y découvre un Orient rêvé, lumineux et animé. L’inverse absolu de sa vie quotidienne, assez ennuyeuse. Il s’invente un personnage de prince oriental, crée des numéros, des décors et des costumes flamboyants. La vie qu’il s’invente pour la scène lui offre la gloire. Il jouera dans les plus grands cirques, sur les plus grandes scènes, et partira en tournée jusqu’au Japon. Par son travail, ses rêves d’enfant sont devenus la réalité de sa vie, et ont offert du rêve à tous ceux qui ont vu ces numéros. Rien n’aura été plus réel que les fictions qu’il a su créer, pour notre grand plaisir.

 

M.

Cette exposition nous dit que nous sommes tous rêveurs ? Tous des « personnages » ?

V.G.

Aujourd’hui, il y a des émissions comme The Voice ou La France a un incroyable talent : ce sont des miroirs aux alouettes, mais qui ont une audience formidable. Nous avons tous envie d’être célèbres, ou au moins d’être aimés, beaux et riches à la fois. Instagram nous montre bronzés et en pleine forme, bien habillés, déjeunant face à la mer, dans des palaces, roulant en belles voitures. Instagram et Snapchat affichent le meilleur des mondes, comme dans le film Barbie. Comme si, individuellement, notre désir le plus profond était d’être parfaitement beaux et lisses. Tous sortis de la salle (de fitness). Dit comme cela, il y a de quoi sourire et douter. Mais je rappelle quand même que Tibo InShape est depuis cet été 2024 le premier youtubeur français avec 19 millions d’abonnés !

Évidemment, aucun musée n’est en mesure de concurrencer Instagram et YouTube. Mais comme le dit bien la vieille sagesse populaire : « La vie n’est pas un roman ». Pour briller quelques instants sur scène et y être applaudi, il faut travailler des heures, des jours, des mois, des années. Il faut s’y préparer patiemment, longuement, et rien n’est jamais acquis. D’où le trac des acteurs avant de monter en scène, la peur de décevoir, de ne plus être au niveau.

Dans une partie de l’exposition, nous avons installé une loge d’artiste. Que nous présentons un peu comme une porte ouverte sur l’espace-temps. L’artiste y entre tel qu’il est, et doit en quelques minutes y devenir quelqu’un d’autre : son personnage. Il se maquille, change de costume, oublie sa vie pour un instant et entre dans la peau du personnage, celui que le public est venu voir. Pour un moment, la vie quotidienne va disparaître. Sauf que dans cette même loge, une heure ou deux plus tard, il retire son maquillage et ses beaux vêtements qui ne sont pas vraiment les siens. À la fin du bal, Cendrillon doit retourner à ses tâches ménagères. La loge est un espace de transition vers la gloire et de retour vers notre petite misère. Chacun de nous vit un peu la même chose chaque matin dans sa salle de bain, et chez son coiffeur. Nous nous apprêtons pour sortir, faire un peu le show, sourire aux collègues de travail, aux voisins, affirmer que l’on va très bien. Alors que pourtant…

 

M.

C’est donc une exposition sur nous-mêmes, une exposition sur nous tous. On en revient à votre pari du début de l'entretien…

V.G.

Une fois passé le vestibule, à l’entrée de l’exposition, le visiteur entre dans un espace immense, une seule pièce gigantesque de 1 000 mètres carrés, chose qu’on ne fait que très rarement au Mucem. De la même façon qu’un chapiteau de cirque est large et haut, comme une cathédrale, nous avons souhaité que la salle qui au Mucem présente ce vaste spectacle immobile qu’est l’exposition soit sentie comme immense. Partout, des éléments sont suspendus, et montent jusqu’au plafond. Notre volonté est que les gens élèvent ici leur regard, y compris au sens noble. Nous sommes de plus en plus habitués à baisser les yeux, pour mieux voir ce qui se passe sur l’écran de nos smartphones. Et en baissant les yeux, on prend l’habitude de ne plus trop regarder au-delà de 25-30 cm. Les autres, comme la nature, disparaissent chaque jour davantage. Entre les sites de rencontre et les documentaires sur des savanes où l’on n’ira jamais, le monde, devenu virtuel, est de plus en plus rétréci. C’est aussi pour cela que l’on ne voulait pas de vitrine. Pour montrer la matérialité de l’objet, ses faiblesses, ses poussières, mais aussi son accessibilité, regarder les pièces les yeux dans les yeux. Nous voulons réinstaurer une proximité entre le public et les objets. Sentir l’odeur d’un fauve, comme celle d’un acrobate chargé de testostérone. Ce sera une expo très physique… À vrai dire, j’aimerais que le public aborde cette exposition comme les spectacles d’acrobates que l’on peut voir le week-end sous l’ombrière du Vieux-Port.

Puisqu’on ne regarde presque plus le monde qu’au travers de nos écrans, nous avons limité le nombre de vitrines dans l’exposition. Chacune des pièces présentées ici a vécu, et porte des traces de son usage, de son vieillissement mais aussi de la souplesse acquise, avec le temps. Les costumes de clowns sont élimés : nous avons tenu à rappeler qu’un costume de scène est avant tout un vêtement de travail. Certes, il est souvent magnifié par des paillettes, mais il doit résister aux mouvements larges, aux chutes, à la sueur mais aussi à la puissante lumière des projecteurs. Les costumes des dresseurs de fauves devaient mettre en valeur le courage du dresseur tout en le protégeant autant que possible des griffes et des morsures. Enfin, les costumes de clowns se révèlent étonnants. La plupart ont des épaules très larges et sont destinés à des torses puissants : c’est que souvent, avant d’être clown, l’artiste avait été acrobate. Avant que les chutes et les accidents ne lui imposent de se convertir au métier de faire rire.

 

 

Propos recueillis par Sandro Piscopo Reguieg (septembre 2024)