Inspiré par The Writing Score, un atelier de Lilia Mestre (Belgique) qui utilise des « partitions d’écritures » comme outils de dialogue dans la recherche artistique, le texte suivant est une conversation à trois voix entre Samah Hijawi, Leandro Nerefuh Ex Nihilo, Martine Derain et Émilie Petit. La discussion a été initiée par Samah Hijawi pour que chacun de ces créateurs vivant dans différents endroits du monde s’implique dans les projets des autres. C’est aussi une façon pour le lecteur de se relier à leurs processus de recherche réflexifs, poétiques, ludiques et interrogatifs dans les mois précédant leurs performances. Ces échanges éclairent les processus de réflexion à travers différents médias : mots et images, textes poétiques et théoriques, croquis et matériel vidéo. Les artistes ont également été conviés à parcourir les archives, les collections et les expositions du Mucem avec des mots-clés ou des images en lien avec leurs recherches. Ensemble, ces matériaux présentent une cartographie éclectique des processus créatifs et révèlent les fils rouges qui courent entre les praticiens participant au programme.
De Samah à Ex Nihilo
Bruxelles, le 2 septembre 2017
Cher Ex Nihilo,
De notre conversation voilà quelques jours, ce qui demeure avant tout est le concept de « l’autre », l’idée d’être « autrifié », un thème central dans la théorie colonialiste et post-colonialiste. Il y avait un rapport intéressant avec votre propre expérience, quand vous travailliez à Alexandrie, en Égypte (avec des personnes pratiquant différentes disciplines), dans la façon dont vous-mêmes avez vécu un acte « d’autrification ».
Si je me souviens bien, vous laissiez entendre que, malgré des années de travail en commun, vos amis égyptiens semblaient vous positionner comme « autres ». Ce doit être une expérience étrange quand les positions sont inversées, une expérience troublante.
Je suis curieuse de savoir quelle impression cela fait d’être « autrifié », et si cela a changé votre relation avec Alexandrie en tant que contexte urbain ?
J’avais envie de voir ce que je trouverais dans les collections du Mucem en sélectionnant le mot « autre » dans le moteur de recherche du site du musée. J’ai été très surprise de tomber sur des documents relatifs au LGBTQ : cela montre une relation évidente entre les théories post-coloniales et queer. J’ai trouvé une série intitulée « S’occuper les uns des autres » qui m’a semblée poétiquement liée à notre conversation sur la façon dont les amitiés changent.
D’Ex Nihilo à Samah
Marseille, le 12 septembre 2017
Chère Samah,
Martine, Émilie et moi avons réagi à votre interrogation. Tout d’abord, nous avons, nous aussi, fait une recherche dans les collections du Mucem, et nous avons notamment trouvé dans les archives une carte de tarot sur laquelle était inscrit : « Aimez-vous la danse ? » Nous vous la renvoyons pour cette chasse au trésor.
En réponse à vos réflexions et vos questions sur « l’autrification », je dirais qu’il me semble qu’il n’est pas tout à fait juste de dire qu’elle est « inversée », comme vous l’avez exprimé, ce qui semblerait sous-entendre que nous considérons généralement les Égyptiens comme « autres ». Nous, membres d’Ex Nihilo, considérons les Égyptiens en tant que groupe sans faire de différence. Dans notre performance pour le Mucem, nous interrogerons, à travers notre pratique, notre position d’étrangers dans un pays autrefois colonisé. Nous aimerions explorer cette position d’être Français ou Égyptien avec des danseurs d’Égypte, dans un jeu de questions-réponses.
Pour mieux répondre à votre interrogation sur le sentiment de devenir « l’autre », et sur la manière dont ceci a modifié notre relation avec le contexte urbain d’Alexandrie, cela s’est fait avec une certaine appréhension, car nous étions assez impressionnés par des rythmes, des codes, une langue que nous ne comprenions pas.
Cet état provoque une certaine « naïveté entreprenante ». Nos codes sont brouillés, et nous devons faire confiance à d’autres repères. En l’occurrence à « l’autre » dans ce qu’il est, ou semble être, à nos yeux, à notre non compréhension de la langue. Nous restons dans un état d’entre-deux, ni flou, ni incertain. Nous découvrons la ville. Les malentendus, les erreurs d’appréciation, nous font interpréter chaque signe. Chaque séjour complète ou contredit nos perceptions. Chaque nouvelle expérience nous fait découvrir une nouvelle ville. Notre histoire avec Alexandrie est donc composée de strates, de couches qui nous font cheminer entre admiration, déception, tristesse, enthousiasme, émotion et interrogation.
Outre les danseurs et artistes, nous rencontrons des gens qui, au contact de nos répétitions et performances, deviennent des personnages singuliers : notre maître de ballet garagiste, le tailleur et sa famille, des spectateurs assidus, le « bawab », notre régisseur plateau et parfois manager, notre élégant hôte du domaine disparu de Tabia, et nos amis égyptiens qui s’amusent de nos malentendus.
Quand nous travaillons ailleurs, dans un espace autre qu’un studio de danse ou un espace de travail, mais dans une ville, qui plus est dans un autre pays, nous arrivons avec le sentiment d’être chez quelqu’un d’autre en n’étant pas particulièrement invités. Il faut trouver la manière de se présenter ; on sonne à la porte. On se présente avec la fragilité du corps traduite par le mouvement. Il s’agit là d’un autre langage encore. On sonne en se présentant, en parlant, en interrogeant l’autre. On avance, on progresse au rythme de cet autre. Et on dialogue. On s’approche. On reste vigilant à la réticence, ou à l’approbation. On joue à s’apprivoiser mutuellement.
Le dépaysement n’est pas une technique en soi mais ce déplacement géographique nous met dans un état particulier, il nous donne une sorte de distance qui nous tient en alerte chaque instant. En même temps, il y a une grande confiance… une attention particulière au langage des corps, des signes et des espaces.
C’est probablement la recherche de cette place « in-between » qui s’est transformée chez nous.
« Not home, But Here. »
D’Émilie Petit à Samah
Odessa, le 25 septembre 2017
Hello chère Samah,
J’ajouterais à l’échange précédent que nos collègues égyptiens ne nous voient pas en tant que français ou européens, car nous sommes tous des artistes et c’est ainsi que nous collaborons dans un espace commun.
Depuis 2017, à cause des changements politiques en Égypte, certains artistes ont noté qu’être un Européen aujourd’hui en Égypte pouvait être un privilège, une aide pour obtenir les autorisations d’interférer dans / avec la sphère publique.
La notion d’« autrification » semble sous-entendre que nous considérons généralement les Égyptiens comme « autres ». Elle est clairement basée sur le « nous contre eux » qui n’est pas la réalité de nos pratiques de travail.
De Samah à Leandro Nerefuh
Bruxelles, le 2 septembre 2017
Cher Leandro,
Nous avons parlé de votre projet concernant un sultan turc appelé Dar Sa Allan qui, il y a 400 ans, a franchi le détroit de Gibraltar pour rejoindre le Brésil avec ses deux superbes filles. J’ai essayé de trouver des informations le concernant en faisant une recherche sur internet, en arabe. Malheureusement, j’ai été dirigée vers ces feuilletons turcs sur les sultans et les harems, qui sans doute valent les séries d’Amérique centrale et du Sud en termes de popularité. C’est terrible de constater que le mot « sultan » en arabe ne renvoie alors qu’au sexe et aux harems.
Dar Sa Allan s’est-il enfui avec ses filles au Brésil, sont-elles devenues des divinités en Amazonie ?
L’exposition « Aventuriers des mers » du Mucem présentait le planisphère de Fra Mauro de 1459, qui offre une représentation inversée du monde. Elle m’a rappelé la carte d’Idriss du XIIe siècle, également à l’envers par rapport aux cartes du monde que nous connaissons aujourd’hui. Cela m’a poussée à me demander quelle carte le sultan Dar Sa Allan avait pu emporter avec lui pour son voyage. Pensez-vous qu’il ait pu utiliser une carte du monde inversée, pensant qu’il toucherait terre s’il se dirigeait vers l’ouest, mais qu’il a fini par naviguer pendant des mois sur les océans jusqu’à atteindre le Brésil, parce que sa carte était dans le mauvais sens ?
De Leandro Nerefuh à Samah
Mogi das Cruzes, le 7 septembre 2017
Chère Samah,
L’histoire du sultan Dar Sa Allan est racontée dans le cadre du « Tambor de Mina », une religion incroyablement syncrétique pratiquée dans certaines parties de la forêt amazonienne au Brésil. On dit qu’un sultan turc du VIe siècle, du nom de Dar Sa Allan (peut-être une prononciation erronée du nom Arslan utilisé par la famille Seldjouk), a pris la fuite parce qu’il craignait pour la vie de ses précieuses filles. Il avait entendu des rumeurs concernant une armée de sauvages venus de l’ouest pour une prétendue croisade religieuse dans le monde islamique. Certains d’entre eux auraient été des cannibales qui mangeaient les bébés en brochettes. Le sultan s’assura un voyage sans danger et quitta la Turquie avec deux navires pour s’exiler en Mauritanie. Malgré ces précautions, les bateaux ont tout simplement disparu en traversant le détroit de Gibraltar. La légende dit qu’ils ont franchi une porte ouvrant sur un monde enchanté et qu’ils ont réapparu 400 ans plus tard sur les côtes du nord du Brésil.
À vrai dire, je ne me suis jamais demandé s’il y avait une carte qui orientait le sultan et ses filles pendant leur voyage de 400 ans à travers les mondes ! Et je n’avais jamais vu les deux cartes que vous mentionnez (celle de Fra Mauro de 1459 et celle d’Idriss du XIIe siècle). On y voit une telle quantité de terres ! Pourtant les Amériques ne sont même pas encore là. Je trouve très intéressant que vous les disiez « inversées ». Je suppose que c’est une question de positionnement et de géopolitique. Cela me fait penser à une célèbre carte « inversée » de l’artiste conceptuel uruguayen Joaquin Torres Garcia, qui a fondé L’École du sud, une sorte de projet artistique anticolonial. Pour moi, les planisphères « inversés » semblent plus réalistes que ceux qui sont « à l’endroit ».
Quoiqu’il en soit, je pense que le sultan et son équipage savaient où ils allaient. Il y avait même un comité d’accueil qui les attendait sur la côte mauritanienne. La route qu’ils ont prise était bien connue dans le monde islamique. Mais les pouvoirs magnétiques du détroit de Gibraltar leur ont joué un tour. C’est ainsi que les sables de la Mauritanie sont devenus les sables de la plage de Joanes, au nord du Brésil.
Il est dit, dans la tradition du Tambor de Mina, que des portails magiques s’ouvrent et se ferment sans prévenir à différents moments et endroits du monde. C’est comme cela que les navires turcs se sont fait prendre pendant leur traversée du détroit de Gibraltar, pour finalement être emportés dans les terres enchantées du Tambor de Mina. Une terre habitée par les esprits indigènes de la forêt, par les esprits vodouns et orixas qui avaient traversé l’océan à la suite des Africains qu’on amenait au Brésil pour être esclaves, mais aussi par les esprits du roi portugais Dom Sebastião et pour finir des princesses turques. Herondina, Mariana et Jarina sont reconnues comme étant les divinités de l’air, de l’eau et de la terre. Le sultan, lui, a été adopté par une tribu indigène sous le nom de « Sumé » – une sorte de père réapparu.
En réalité, je ne pense pas qu’il y ait eu une carte particulière pour leur voyage fatidique d’une époque à l’autre, d’une géographie à l’autre, d’une religion à l’autre. Mais je crois que ce voyage peut être cartographié en assemblant des signes, des suggestions, des symboles et des emplacements géographiques stratégiques – et en suivant les tambours. Le voyage des Turcs ensorcelés a été constamment rejoué dans les rituels du Tambor de Mina. La carte des « terres enchantées » est surtout sonore, mais également calligraphique, visuelle et sensuelle.
Si quelqu’un devait dresser la carte de ce voyage, il devrait se servir de plumes pour sentir les courants d’air qui font avancer la terre et les marées qui l’agitent, et pour recevoir des informations du cosmos.
D’Émilie Petit à Leandro Nerefuh
Marseille, le 19 septembre 2017
Cher Leandro,
Je suis Émilie, une collaboratrice des danseurs d’Ex Nihilo. Votre texte commence au détroit de Gibraltar. Commencer une réflexion artistique et un processus créatif à partir d’un lieu géographique, est très intéressant, surtout quand cela en relation avec l’hémisphère Sud. Le projet d’Ex Nihilo démarre à Alexandrie, en Égypte, pour bien dire que l’on part d’une localisation géographique – « du point d’où vous regardez » et non « d’un point de vue », comme notre collègue Martine Derain aime à le décrire.
Donc, pour lier nos travaux à l’un et à l’autre, ma question serait : comment considérez-vous ce « lieu géographique » qu’est le détroit de Gibraltar dans votre projet ?
J’ai été personnellement très intéressée par la lecture de votre texte expliquant comment le détroit de Gilbratar fait le lien entre la Méditerranée et l’océan Atlantique, ce qui implique que vous regardez de l’est à l’ouest.
Ça change un peu mes automatismes géographiques personnels. Comme je vis et travaille entre Marseille et Alexandrie, ma façon naturelle de regarder le détroit de Gibraltar serait dans une relation Nord-Sud. Un petit passage de 14 kilomètres où les plaques tectoniques d’Afrique et d’Europe se rapprochent chaque année.
De nos jours, des milliers de personnes meurent en essayant de le traverser, de sortir d’une crise économique, écologique ou politique, d’atteindre l’Europe pour sauver leur vie et celle de leur famille.
Pour prolonger la question de Samah sur les cartes et les façons de les regarder, pourriez-vous nous en dire plus sur ce point précis du globe ?
De Leandro Nerefuh à Émilie Petit
Bertioga, le 20 septembre 2017
Ex Nihilo, Émilie,
Le détroit de Gibraltar a marqué l’univers géopolitique de très nombreux peuples : Grecs, Turcs, Arabes, Phéniciens, Arméniens... La Méditerranée est vraiment la mare aux canards de l’Asie-Afrique-Europe. Le détroit de Gibraltar a donc été considéré comme une passerelle naturelle, mais aussi comme un passage magique entre les mondes. Entre le monde connu et les mondes inconnus. Entre les mondes vécus et le monde imaginé. Entre ce monde et le monde inférieur.
L’importance géographique et symbolique du détroit de Gibraltar s’étend selon moi nécessairement jusqu’au Nouveau Monde, jusqu’aux Amériques. Et quand je m’imagine traversant le détroit, je m’imagine en dansant le limbo. Vous connaissez ? Il faut passer sous une barre horizontale en se pliant en arrière (style cambré), au rythme d’une chanson calypso. Parfois, la barre est en feu. Pour moi, le détroit de Gibraltar est une sorte de barre de limbo sous laquelle je choisis d’aller et venir, comme on entre et sort de l’histoire.
La traversée n’est pas nécessairement drôle. À l’origine, le limbo était une danse lente et très solennelle, souvent exécutée lors de réunions associées à la mort et aux funérailles. Ce rituel provient des navires négriers qui amenaient les Africains en Amérique. Les esclaves étaient enfermés dans des espaces isolés, très bas de plafond, et devaient ‘limboer’ sous les poutres de la coque pour se déplacer, quand ils pouvaient bouger.
Cela coïncide en quelque sorte avec la perception du détroit de Gibraltar comme un lieu du purgatoire, un état intermédiaire entre deux mondes (ou « limbes », en anglais limbo). Quand Ulysse, en quête de vertu et de connaissance, ose s’aventurer au-delà des colonnes d’Hercule dans la mer occidentale, il voit au loin une grande montagne émergeant des flots. Pour le punir de s’être approché de l’emplacement du purgatoire, son bateau coule. Entrer et sortir, être au-dessus et au-dessous de la barre des limbes qu’est le détroit de Gibraltar, est comme un voyage dans le temps.