Une autre histoire du monde
Mucem, J4—
Niveau 2
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Du mercredi 8 novembre 2023 au lundi 11 mars 2024
Cette exposition entend présenter une histoire décentrée du monde du XIIIe au XXIe siècle et propose aux visiteurs d’abandonner la perspective occidentale encore dominante aujourd’hui.
En route pour une « autre » histoire du monde. Une histoire où l’Europe et l’Occident ne seraient plus au centre du monde, laissant place à d’autres récits.
Le Mucem propose de parcourir l’Histoire du monde du XIIIe au XXIe siècle en abandonnant la perspective occidentale. À travers sculptures, peintures, textiles, cartes, objets archéologiques, manuscrits et arts décoratifs, cette exposition révèle l’infinie diversité des expériences africaines, asiatiques, américaines et océaniennes. Elle donne à voir d’autres mondialisations, dont l’Europe n’est pas le seul moteur. Les œuvres présentées permettent d’appréhender le rapport au temps et à l’espace des sociétés en dehors de l’Europe tout en mettant en lumière leur manière d’écrire l’histoire. Peau de bison lakota, bambou gravé kanak, sarong historié javanais, récit de griot sénégalais témoignent de l’infinie richesse des historiographies vernaculaires.
Les voyages et les explorations des marchands, pèlerins et savants arabes, asiatiques ou africains qui « découvrent » des contrées lointaines et produisent de nouveaux savoirs vont venir bouleverser ces conceptions du monde dites traditionnelles. Les cauris africains comme les cartes de navigation chinoises nous rappellent avec force que la mondialisation fut multipolaire, en Asie centrale, dans l’océan Indien et bien au-delà. Avec le décloisonnement progressif du globe, les Européens eux-mêmes deviennent les sujets de nombreuses et parfois déroutantes représentations, et le monde un objet de multiples curiosités et d’ambitions encyclopédistes hors d’Occident. Face au récit européocentré produit par les empires coloniaux à partir du XVIIe siècle, les souverains, les élites et les artistes des autres continents ont cherché à se réapproprier leur histoire, parfois en s’inspirant des pratiques occidentales, pour mettre en scène leur pouvoir ou la résistance anticoloniale. De nouveaux romans nationaux leur permettent aujourd’hui de réécrire leur passé en réinventant leur rapport au monde.
L’exposition présente plus de 150 œuvres et objets issus de collections publiques et privées : Bibliothèque municipale de Lyon, Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Bibliothèque nationale de France (Paris), Bibliothèque universitaire des langues et des civilisations (BULAC, Paris), Collège de France (Paris), École française d’Extrême-Orient (Paris), Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris), Galerie Cécile Fakhoury (Paris), Musée agathois Jules Baudou (Agde), Musée Champollion – Les Écritures du monde (Figeac), Musée de la Compagnie des Indes (Lorient), Musée de l’Institut du monde arabe (Paris), Musée des Confluences (Lyon), Musée des explorations du monde (Cannes), Musée du Louvre - Départements des Peintures et des Objets d’art (Paris), Musée du quai Branly - Jacques Chirac (Paris), Musée itinérant de la Perle ancienne en France, Collection Márcia de Castro et Guy Maurette (Paris), Musée national de la voiture – château de Compiègne, Musée national des arts asiatiques – Guimet (Paris), Muséum d’histoire naturelle (Le Havre), Fries Museum (Leeuwarden).
Commissariat :
Fabrice Argounès
Géographe spécialiste d’Histoire des savoirs cartographiques et géopolitiques, enseignant à l’Université de Rouen et commissaire d’exposition
Camille Faucourt
Conservatrice, responsable du pôle Mobilités et Métissages, Mucem
Pierre Singaravélou
Historien spécialiste des empires coloniaux et de la mondialisation, professeur au King’s College de Londres et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
Scénographie : Kascen
En collaboration avec :
Partenariat média :
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Entretien avec Fabrice Argounès, Camille Faucourt et Pierre Singaravélou, commissaires de l’exposition
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Mucem
Qu’est-ce qui change quand on regarde l’histoire à partir d’un point de vue non occidental ?
Pierre Singaravélou.
L’exposition « Une autre histoire du monde » propose au visiteur une expérience inédite : il est invité à s’affranchir de la traditionnelle perspective européocentrée pour adopter d’autres points de vue – ceux des sociétés américaines, africaines, arabes, asiatiques et océaniennes – pour raconter l’histoire du monde. Ce décentrement nous éclaire sur les manières de voir, de sentir et de penser des populations non européennes tout en renouvelant notre perception de nous-mêmes, de l’histoire longue de la France et de l’Europe. Le musée est le lieu privilégié pour mettre en récit ces multiples histoires qui s’inscrivent autant dans la matérialité des objets que dans les formes écrites.
M. Comment raconter le monde dans un espace de 800 m2 ?
Fabrice Argounès. Cette exposition est effectivement particulièrement ambitieuse : elle ne propose rien de moins que de changer notre regard sur le monde et son histoire. C’est un défi de taille, mais ce projet audacieux, par son titre et ses problématiques, ne vise nullement l’exhaustivité. C’est finalement assez simple. Pour répondre à ces enjeux, nous proposons plutôt au public une exposition réflexive, immersive et entraînante, pour donner à voir, très concrètement, à travers les œuvres choisies, la manière dont chaque peuple ou société a produit et continue de produire son propre storytelling, interrogeant ainsi la fabrique même de l’histoire, des altérités et de la mémoire au sein des mondes de plus en plus interconnectés.
Camille Faucourt. Notre approche a été de nous interroger sur la manière dont on peut aujourd’hui « fabriquer » et écrire une histoire du monde alternative, qui intègre une multitude de perspectives. Au lieu d’un grand cours d’histoire linéaire, nous avons voulu poser des grandes questions-clés aux visiteurs. Elles apparaissent, reformulées, à l’entrée des salles de chaque section. En introduction par exemple, nous nous demandons : « À qui appartient l’histoire ? » Est-elle véritablement écrite par les vainqueurs, les Européens en l’occurrence ? Ensuite, nous proposons aux visiteurs de découvrir « Quels sont les temps du monde ? » pour comprendre comment on a découpé le temps et organisé l’espace dans diverses régions de la planète. Nous interrogeons aussi la notion de « grandes découvertes » avec la question : « Qui découvre vraiment quoi ? » Car ces mondes anciens non occidentaux que les Européens décrivaient comme des mondes figés étaient en réalité en contact depuis très longtemps et sur de très grandes distances. Il s’agira dans la suite du parcours de comprendre : « Comment sommes-nous devenus globaux ? » et « Comment les sociétés autochtones ont-elles réagi à la capture de l’histoire par l’Europe ? » Enfin, le parcours se conclut sur notre époque et les réappropriations contemporaines du récit historique mondial qu’elle propose.
Cette exposition n’est donc pas un cours d’histoire. Nous n’avons pas la prétention d’évoquer toutes les nations du monde et toutes les périodes de l’histoire. Il s’agit plutôt de montrer comment on fabrique celle-ci. Et de montrer avec quels outils les historiens affinent, diversifient et retravaillent ces récits aujourd’hui.
M. Quelles sont les œuvres à vos yeux les plus remarquables au sein de l’exposition ?
P.S. L’exposition met en lumière de nombreuses œuvres montrées au public pour la première fois. Que ce soit des œuvres conservées jusque-là dans les réserves comme L’Histoire du nouveau monde, ou de l’Amérique et des Indes, œuvre occidentaliste ottomane dans les collections de la Bibliothèque nationale de France ou la toile d’Alexandre Véron-Bellecourt intitulée Allégorie à la gloire de Napoléon du musée du Louvre, ou bien certaines anciennes cartes asiatiques appartenant à des collections privées. Ces œuvres méconnues, qui donnent à voir des visions du monde ignorées, possèdent une extraordinaire puissance d’évocation.
F.A. Je serais d’abord tenté de faire une réponse de Normand, en rappelant qu’une des originalités de cette exposition repose sur la très grande variété d’œuvres d’art et de documents historiques qui témoignent de la richesse d’une histoire à l’échelle du monde. Ce sont justement leur foisonnement et leur diversité qui sont particulièrement remarquables. Mais s’il faut en choisir certaines, je peux donner l’exemple de la généalogie des rois bamouns, au Cameroun actuel, chef-d’œuvre graphique et émouvant, ou évoquer un rouleau japonais de plus de 7 mètres qui présente la diversité des populations du monde, c’est-à-dire des couples de tous les continents, présentés avec un luxe de détails.
C.F. Je pense en premier lieu à une magnifique tenture réalisée dans le royaume du Danhomè (actuel Bénin) vers 1856. Elle est très impressionnante par sa taille et possède un style pictural très intéressant. Elle fut réalisée par les ateliers royaux du roi Ghézo qui l’offrit à Napoléon III pour sceller l’entente commerciale entre son royaume et l’Empire français. Il s’agit donc d’un cadeau diplomatique qui accompagna les deux fils du roi Ghézo sur le bateau qui les amenait à Marseille où ils allaient faire leurs études, au lycée Impérial (actuel lycée Thiers).
Un autre objet coup de cœur est cette carte du Japon peinte sur un très grand support papier : elle se déplie sur plusieurs mètres comme un paravent. Cette carte du XVIIe siècle aux couleurs saisissantes est particulièrement détaillée, et montre l’ensemble des routes terrestres et maritimes du Japon. Dans l’exposition, nous ne dévoilons qu’une partie de cette carte : la baie de Nagasaki, où mouillent des navires hollandais. Les Hollandais étaient à l’époque les seuls Occidentaux autorisés à accoster et commercer avec ce pays fermé et très convoité qu’était le Japon…
M. Quelle a été la plus belle découverte suscitée par vos recherches pour cette exposition ?
C.F. L’une de nos belles découvertes nous a été offerte par une chercheuse associée au Mucem, Ariane Fennetaux, qui travaille sur l’histoire des objets, en particulier des vêtements, au prisme de l’histoire globale. C’est elle qui nous a suggéré le seul objet emprunté à l’étranger (aux Pays-Bas) : il s’agit d’une robe de chambre imitant un kimono, réalisée en Inde au début du XVIIIe siècle. En étudiant les motifs, la composition et la forme de ce vêtement, Ariane a démontré que les artisans indiens imitaient des modèles japonais du siècle précédent. Alors que les marchands hollandais pensaient emporter des kimonos japonais très à la mode, on leur vendait en fait des pièces has been aux motifs revisités à l’indienne ! Cet objet hybride nous en apprend beaucoup sur les liens entre l’Europe, pas si omnipotente ni omnisciente, et le reste du monde à l’époque moderne. Il nous confirme enfin qu’il est possible d’interroger la fabrique européocentrée de l’histoire par les objets.
P.S. Pour donner un seul exemple, c’est sans doute le tableau de l’artiste javanais Raden Saleh Ben Jaggia, redécouvert à l’occasion de mon invitation à la chaire du Louvre l’année dernière. Cette toile exceptionnelle, chef-d’œuvre de l’histoire de l’art indonésien, possède une histoire riche et rocambolesque. Acquise par le roi des Français Louis-Philippe au milieu du XIXe siècle, elle décorait depuis 1914 la salle du conseil municipal de Saint-Amand-Montrond, petite commune du Cher. Ce tableau, encensé pour ses qualités formelles lors de sa présentation au Salon de 1847, et inspiré par l’esthétique romantique européenne, est aussi un moyen de mettre en question la domination coloniale dans les Indes néerlandaises.
F.A. Pour ma part, c’est probablement un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, une copie rarissime et particulièrement fidèle de l’Altan tobchi (Chronique d’or) qui relate la constitution de l’immense empire de Gengis Khan, et son développement sous les Gengiskhanides, le plus grand empire de l’histoire, qui a contribué, au XXe siècle, à révéler la richesse de l’histoire ancienne des Mongols, et leur rôle dans une des premières mondialisations. Ce document est un des symboles de cette exposition, de cette autre histoire du monde dont les étendues mongoles ont été le centre durant plus d’un siècle, fascinant Guillaume de Rubrouck ou Marco Polo mais si peu présentes dans notre histoire centrée sur l’Europe.
Propos recueillis par Sandro Piscopo-Reguieg (septembre 2023)
Éditions
Catalogue d'exposition Selon le récit dominant, l’Europe jouerait le premier rôle dans l’histoire du monde, à la fois héroïne, architecte et moteur du devenir de la planète ; elle possèderait le monopole des « grandes découvertes », de la science et de la « modernité », et aurait permis aux autres d’« entrer dans l’histoire » et d’accéder à la « civilisation ». Ce livre propose d’abandonner cette perspective occidentale, largement critiquée par les chercheurs, pour donner à lire et à voir Une autre histoire du monde à travers l’infinie diversité des voix, des langues et des formes de narration des expériences africaines, asiatiques, américaines et océaniennes. En proposant un décentrement radical, les œuvres et les objets exceptionnels et méconnus réunis dans cet ouvrage révèlent d’autres manières, trop longtemps oblitérées, de mettre en récit l’Histoire.
Co-édition Gallimard / Editions du Mucem200 pages, 90 imagesISBN 978207303844926,50 eurosDécouvrir |
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