Le Noir et le Bleu. Un rêve méditerranéen...
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Du vendredi 7 juin 2013 au lundi 6 janvier 2014
Le noir et le bleu, Goya et Miro, ombre e sole…
Les Lumières et leurs ombres, tels l’envers et l’endroit d’un même monde, qui répond à l’idée même de civilisation, née au XVIIIe siècle.
Goya en est la clef. Illuminados, homme des Lumières, il est un des rares qui aient su voir leurs ombres. Dans ses Désastres de la guerre il fait surgir « ce qui, en l’homme, aspire à le détruire » (Malraux).
Ce noir-là, sorte de basse continue, se retrouve dans tout le parcours de l’exposition.
Mais le noir appelle le bleu…
Bleu : « Ceci est la couleur de mes rêves. » Miro se retire dans son île, à Majorque, et s’immerge dans la Méditerranée. Puissance inaugurale du rêve, de l’utopie, son bleu est un symbole, une icône même de ce désir de trouver en l’homme ce qui parvient à le créer.
Un rêve méditerranéen… Rêve souvent unilatéral, projection du Nord sur le Sud, qui nous conduit à aller voir de l’autre côté du miroir ce qui se passe. Quel est le rêve de l’Autre ?
Traversée dans les imaginaires et les représentations de la Méditerranée, cette exposition est une invitation au récit et au voyage, en douze moments, parmi des nappes de temps, du xviiie siècle à nos jours.
Une invitation au rêve, qui n’oublie jamais de regarder bien en face les cauchemars de l’histoire, car « il n’est pas de document de civilisation qui ne soit en même temps un document de barbarie » (Walter Benjamin).
Coproduction : Mucem, Marseille-Provence 2013, Rmn-Grand Palais
Avec le soutien de Louis Vuitton, partenaire du Mucem et EDF, partenaire officiel de MP2013
En partenariat avec : France Info, France Bleu Provence, France 3, RFI, Radio Monte Carlo Doulaliya
Parcours de l'exposition
1 : Un tour de la Méditerranée au XVIIIe siècle
Au XVIIIe siècle, la Méditerranée est à la fois un espace de relations et de rivalités. La grande puissance est encore l’Empire ottoman. Entre une rive et l’autre, les relations diplomatiques sont intenses, le commerce facilité dans les ports par l’usage d’une langue commune, la lingua franca, à Tunis, Alger ou Marseille.
Course et piraterie déclinent, mais l’imaginaire européen reste fixé sur le rachat des captifs chrétiens dans les États barbaresques alors que les corsaires chrétiens capturent aussi en mer des prisonniers musulmans.
2 : Conquête et civilisation
Au XIXe siècle, les Européens pensent que la civilisation, notion née avec les Lumières, n’est pas une mais LA civilisation. Le mot civilisation est alors opposé à nature, mais aussi à barbarie. Ce qui permet aux Européens de justifier les conquêtes : l’expédition d’Égypte veut propager les Lumières pour régénérer la société et celle d’Alger veut sortir le pays de la barbarie.
Alors que les explorations scientifiques se font à l’ombre des fusils, la conquête s’effectue au nom d’une « mission civilisatrice ».
Bonaparte en Égypte
Avec l’expédition d’Égypte (juillet 1798 - août 1801), Bonaparte poursuit un but militaire – couper la route de l’Inde aux Anglais – et un projet de civilisation – réformer et étudier l’Égypte. Mais le peuple du Caire accepte difficilement ces « missionnaires armés » et se révolte. La répression envers la population sera brutale. L’expédition est finalement un échec militaire, Bonaparte doit quitter l’Égypte, mais elle devient une légende à l’avantage de Bonaparte sous le pinceau de peintres qui glorifient l’histoire nationale.
L’expédition vue par les Égyptiens
Il existe une profusion de textes, de gravures et de tableaux sur l’expédition d’Égypte côté français, mais les Égyptiens laissent aussi de précieux témoignages de leur vision de l’événement. Le cheikh El-Gabarti, dans son journal, parle de l’arrivée des Français comme d’un malheur et d’une rupture dans « le cours des choses ». Il en retient la violence qui provoqua la révolte du Caire, puis l’assassinat du général Kléber. Toutefois, Gabarti est sensible aux apports scientifiques des Français et à leurs projets de modernisation du pays. Il participe au diwan, conseil de notables créé par Bonaparte, aux côtés d’Al-Sharqâwi et de Khalil al-Brakri. Youssef Chahine, dans son film Adieu Bonaparte, nous donne une idée du regard égyptien deux siècles après.
La conquête de l’Algérie
Au printemps 1830, le roi Charles X profite de la faiblesse de l’Empire ottoman pour lancer une expédition contre Alger. Le dey d’Alger (régent ottoman) capitule le 5 juillet 1830 face à une armée de 37 000 soldats. Malgré la chute de Charles X, l’armée et les milieux d’affaires poussent à étendre la conquête. La résistance s’organise autour d’Abd el-Kader. L’armée d’Afrique passe alors à la guerre totale. Les représentations sont dissymétriques. La France construit à coups d’images le roman de son épopée militaire. Côté algérien, l’expression de la révolte passe plutôt par le verbe inspiré des poètes.
Les saint-simoniens
Les saint-simoniens ont été les premiers grands porteurs d’un rêve méditerranéen, d’un « système de la Méditerranée » qui, selon Michel Chevallier (1832), doit connecter vapeur et chemin de fer. Influents chez les polytechniciens, ils ont élaboré des projets considérés comme des utopies, dont certains se réalisent : après une mission en Égypte, ils présentent le projet de percement du canal de Suez repris ensuite par Lesseps. Leur foi dans la civilisation et le progrès fait de certains d’entre eux des soutiens de la colonisation alors que d’autres comme Ismaÿl Urbain sont d’authentiques passeurs entre les cultures.
Méhémet-Ali (1769-1849)
Envoyé en Égypte par le sultan ottoman Selim III, Méhémet-Ali, devenu pacha en 1805, réorganise le pays après le départ de Bonaparte. Rêvant de faire de l’Égypte un État puissant, il s’inspire des innovations techniques et scientifiques de l’Europe (Pascal Coste, Clot Bey…), réforme l’administration et l’armée, lance une politique de grands travaux pour aménager le territoire et rationaliser l’agriculture, qui devient exportatrice (coton)… Si son bilan est contrasté, il reste dans l’imaginaire égyptien le bâtisseur de l’Égypte moderne.
L’invention scientifique
Mare nostrum pour les Romains, mer Blanche pour les Arabes et les Turcs, cette mer entre les terres devient, au XIXe siècle, un nom propre, la Méditerranée. Les expéditions scientifiques d’Égypte, de Morée (Grèce), d’Algérie permettent d’observer sa flore et son climat. Le botaniste Pyramus de Candolle parle de région méditerranéenne et le géographe Élisée Reclus la définit comme « agent médiateur qui modère les climats » et « mer de contact » propice à l’éclosion de grandes civilisations. Ces observations scientifiques servent parfois à justifier la colonisation.
3 : Antiques
Le goût de l’antique est une des grandes passions européennes. La Grèce focalise toutes les attentions et suscite bien des rêves. C’est au prisme d’un mythe, celui de la « Grèce blanche » théorisé par Winckelmann, qu’il s’agit de faire partager le goût de l’antique. Le philhellénisme en est l’autre versant. Passion littéraire inspirée notamment par Lord Byron, il favorise la résurrection d’un État grec moderne face à l’Empire ottoman.
La Grèce blanche
En 1798, le vice-consul de France à Athènes s’exclamait face au Parthénon : « Tout était peint. » Aujourd’hui, la science lui donne pleinement raison, les statues grecques étaient bien polychromes, l’usure du temps avait fait disparaître les couleurs. Symbole de pureté de l’Occident face à un Orient bariolé, la blancheur grecque, valorisée par la sculpture néoclassique du XIXe siècle, est un mythe qui a changé profondément notre sensibilité et notre regard. Cette interprétation est un véritable contresens pour un contemporain de Périclès, pour qui le blanc était signe de servilité et non de virilité.
Le philhellénisme
Mouvement littéraire et politique, inspiré notamment par le livre de l’abbé Barthélemy, Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, le philhellénisme a alimenté le soutien à l’insurrection grecque de 1821 face à la « barbarie ottomane ». Le poète Lord Byron, mort à Missolonghi, a été l’un des chantres de cet amour des Hellènes, qui a traversé toute l’Europe. Le philhellénisme a construit une vision idéale de la Grèce, aux formes de l’antique, largement décalée par rapport à la situation de la société grecque au XIXe siècle.
4 : Villégiature
La haute société européenne invente au XIXe siècle les séjours au bord de la Méditerranée pour profiter des hivers doux, des sites archéologiques ou naturels. Écrivains et artistes contribuent à l’évolution des sensibilités face à la mer. Plage et bain de mer deviennent de nouveaux plaisirs. Grands hôtels, luxueuses villas et parcs où sont acclimatées les plantes tropicales modifient les paysages. Les élites s’y retrouvent pour goûter ce temps de villégiature. Chemins de fer, malles soignées et lignes maritimes étendent ces voyages autour de la Méditerranée.
5 : Echanges et cosmopolitisme
Le rythme des échanges et du commerce va profondément changer la donne en Méditerranée au XIXe siècle.
Le percement du canal de Suez, imaginé par Ferdinand de Lesseps, en héritier des saint-simoniens, symbolise cette ère nouvelle faite de brassages économiques et humains.
La forme des villes-ports se transforme, et cela apparaît dans les images d’archives, alors qu’un cosmopolitisme méditerranéen entre notables, mais aussi par le « bas », des « Indésirables », s’affirme.
En voici trois exemples singuliers : Istanbul, Alexandrie et Beyrouth
6 : Un rêve partagé ?
La Méditerranée de Maillol est comme le symbole de ce moment.
Évocation heureuse d’un possible monde commun, d’un appel à « méditerranéiser » la pensée que Nietzsche, Valéry et Taha Hussein vont exprimer à leur façon.
Une forme de syncrétisme méditerranéen voit le jour, à travers la littérature, le monde des revues, la poésie et la musique, comme dans le rêve andalou, que Manuel de Falla et Federico Garcia Lorca tentent de faire renaître.
Mais le tragique qu’annonce le Minotaure, dans le regard de Masson, Picasso ou Miro, témoigne de la fragilité de ce rêve.
Un rêve andalou
C’est à travers la renaissance du cante jondo, ce chant profond venu des entrailles de la Méditerranée, que Manuel de Falla et Federico Garcia Lorca invitent à redécouvrir toute la richesse de l’héritage arabo-andalou.
Musique et poésie témoignent de cet alliage entre les cultures, dont le concours de cante jondo de 1922 est le vibrant témoignage. Un rêve andalou qui nous permet d’apprivoiser le duende, cette source profonde et intérieure d’inspiration…
7 : Domination et affirmation
Dans l’entre-deux-guerres, les puissances européennes multiplient les manifestations de leur suprématie. Les pays colonisés sont le lieu d’une théâtralisation de ces démonstrations de force : centenaire de l’Algérie, congrès eucharistique de Carthage en 1930, rêve mussolinien d’une Méditerranée fasciste nourrissent une formidable propagande visuelle, de l’affiche à la carte postale, en passant par la peinture, la sculpture ou le cinéma. Cet apogée vivement contesté favorise la montée des affirmations nationales au Maghreb. Abd el-Krim au Maroc en donne le signal.
Le rêve fasciste face à la résistance
Mussolini et l’Italie fasciste rêvent de puissance et de conquêtes. Autour du Duce, un culte du chef s’organise. Des artistes futuristes font l’apologie de la modernité, de la vitesse, des machines, mais aussi de la virilité et de la guerre. Mussolini s’appuie sur un retour à la Rome antique pour légitimer son nouvel empire dominant la mer : il envahit la totalité de la Libye en 1930, y réprime en masse sa population et déporte plusieurs milliers de personnes. Omar al-Mokhtar résiste à cette occupation et devient alors un héros dans l’ensemble du monde arabe.
8 : Un rêve fracassé et réinventé
Le noir traverse le bleu… Le rêve des uns ne pouvait se confondre avec le rêve des autres. Guerres civiles, volonté de reconquérir sa propre souveraineté, expulsion et déportation de populations, la violence de l’histoire fait voler en éclats l’ensemble méditerranéen. Dans ces moments de profondes ruptures, des villes se déchirent : Smyrne (1922), Barcelone (1936-39), Marseille (1943), Sétif (1945), Jérusalem (1948), Suez (1956), Alger (1962). Mais un rêve méditerranéen sera bientôt réinventé après-guerre par le monde du savoir comme par des artistes et des poètes.
La réinvention par le monde du savoir
C’est en captivité, à Lübeck, que Fernand Braudel écrit sa thèse fondatrice sur la Méditerranée. Germaine Tillion, à partir de l’Algérie et de son Harem et les cousins, comme Jacques Berque, qui appelle « à des Andalousies toujours recommencées », trouvent un chemin pour reconfigurer le monde méditerranéen. Telle est également la pensée de Julian Pitt-Rivers avec son anthropologie de l’honneur, de Giorgio La Pira dans ses appels au dialogue, à partir de Florence, ou de René Habachi à Beyrouth, autour des conférences du Cénacle, où il tente de redéfinir un nouvel humanisme méditerranéen.
La réinvention par les poètes et les artistes
L’imaginaire est créateur d’histoire. La rencontre entre des poètes et des artistes, tels que Jean Sénac et Baya, René Char et Nicolas de Staël, Edmond Jabès et Antoni Tapies, Odysseus Elytis et Abdallah Benanteur, Adonis et Shafic Aboud, Rachid Koraïchi et Mahmoud Darwich, va donner un autre visage à la Méditerranée. Fragments d’une constellation artistique qui éclairent notre regard et dessinent une esthétique nouvelle où le monde méditerranéen retrouve une part de sa centralité.
9 : Bleu tourisme / noir mafia
Avec le tourisme, le rêve méditerranéen devient profane. Territoire privilégié de la civilisation des loisirs, que Malcom Morley peint sans fard. Le bleu tourisme, saisi par l’œil de photographes tels que Luigi Ghirri ou Massimo Vitali, devient la couleur symbole de la publicité. Mais il est un envers du monde enchanté du tourisme de masse. La Mafia n’est jamais très loin pour faire « main basse sur la ville ». Franco Zecchin, en un ensemble de photographies saisissantes, nous donne à voir cet univers sombre.
Bleu tourisme
La Méditerranée devient, dans les années 1960, la première destination touristique du monde. Jadis territoire de villégiature, les rivages de cette mer du milieu changent d’aspect, alors que la spéculation immobilière prolifère. Massimo Vitali, à travers ses tirages en grand format, révèle cet univers balnéaire, alors que Luigi Ghirri saisit les contours de ce théâtre vide. Un changement de civilisation voit le jour sous nos yeux. Malcom Morley, non sans ironie, peint ce décor et nous fait entrer dans ce monde hédoniste…
Noir mafia
La Mafia plonge sa légende noire dans l’histoire de la Méditerranée. Elle voit le jour en Sicile, et singulièrement à Palerme, où Cosa Nostra affirme son pouvoir fait de violence, de règlements de comptes et de détournement de fonds. C’est cet univers tragique et souvent morbide que le photographe Franco Zecchin rend visible, dans son théâtre de la cruauté, où ne sont pas absents ceux qui luttent contre la pieuvre, tels Pepino Impastato, les juges Falcone et Borsellino, ou l’écrivain Leonardo Sciascia.
10 : La Méditerranée des années noires
Alors que l’Europe est en paix, la Méditerranée est en guerre. En guerre contre elle-même, contre l’urbanité et la citadinité qui faisaient vivre ensemble, dans une même cité, des populations plurielles. Beyrouth implose, à partir de 1975, au cœur des contradictions du Proche-Orient.
Gabriele Basilico en photographie les blessures. Alger traverse une « décennie noire » (1990-2000), dont Ammar Bouras restitue les multiples fragments, autour de son installation.
Sarajevo connaît entre 1992 et 1996 l’un des plus longs sièges d’une ville dans l’histoire, dont Theo Angelopoulos capte l’esprit dans l’extrait de son film Le Regard d’Ulysse.
Jérusalem est de plus en plus divisée, séparée, entre Israël et Palestine. Michal Heiman, qui se souvient de Goya, comme Larissa Sansour, qui prend le parti de l’humour noir, nous donnent à voir cette faille.
11 : Traversées
Méditerranée, mer ouverte ?
Si les gazoducs et les marchandises la traversent du Sud au Nord, la mer se fait frontière pour les hommes du Sud : différences de niveaux de vie, instabilité politique, rêve d’une vie moins dure les poussent au départ.
Ces Harragas (brûleurs de route) affrontent la mer et ses dangers sur de frêles esquifs. Combien y ont-ils perdu la vie ? Des mères parlent d’un nouveau cimetière marin. Attentifs à la parole des migrants, les artistes saisissent toute leur humanité, loin des chiffres froids des bilans migratoires.
12 : Une salve d'avenir
« À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir. »
René Char ouvre le chemin de cet élan, de ce désir et de cette ferveur qui tentent de bouleverser l’ordre des choses. Au repli, à la haine et à la peur répond « l’amour des différences », que Michelangelo Pistoletto construit tel un symbole dans sa table en miroir de la Méditerranée.
L’horizon s’ouvre avec les moments de basculement des révolutions arabes, à Tunis, au Caire et à Tripoli, comme la contestation du peuple des places, à Madrid ou à Athènes. Les cauchemars de la violence, de l’obscurantisme et de la haine ne sont jamais très loin, mais un rêve, toujours recommencé, s’accomplit sous nos yeux.