L’ambiance du derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Football & identités

 


Une enquête-collecte méditerranéenne


L’enquête-collecte « Football & identités », représente 3 ans d’investigations, menées de 2014 à 2016, dans 10 pays de la zone méditerranéenne : Algérie, Bosnie-Herzégovine, Espagne, France, Israël, Italie, Maroc, Palestine, Tunisie et Turquie.

Football & identités, Mucem

Football & identités, Mucem

4 chercheurs en sciences humaines – Christian Bromberger, Abderrahim Bourkia, Sébastien Louis et Ljiljana Zeljkovic – accompagnés parfois d’un conservateur – Florent Molle – et de photographes – Giovanni Ambrosio et Yves Inchiermann –  ont collecté plus de 400 objets, environ 3000 photographies et plus de 6h d’enregistrements vidéo. Les objets et photographies collectés doivent, à leur retour du terrain et après étude, être présentés dans les commissions d’acquisition du Mucem pour intégrer ou non les collections publiques et être mis à disposition du public.


Le football, un reflet de nos sociétés contemporaines


Guillermo Laborde, Affiche du match d’inauguration de la première Coupe du Monde. Uruguay, 1930. Mucem (2015.14.1)

Guillermo Laborde, Affiche du match d’inauguration de la première Coupe du Monde. Uruguay, 1930. Mucem (2015.14.1)

Le football est plus qu’un jeu. C’est à la fois le sport le plus populaire au monde, un spectacle, une économie globalisée et un reflet assez fidèle des sociétés contemporaines dans lesquelles il évolue. Il était donc presque naturel pour le Mucem, en tant que musée de société, de s’intéresser à ce phénomène sociologique. Une ethnographie des appartenances sociales qui s’expriment lors du match de football a d’abord été initiée, dès 2014, notamment à travers l’étude de « derbys », des matchs lors desquels s’affrontent deux clubs d’une même ville (à Alger, Mostar, Casablanca, Tunis, Istanbul ou Jérusalem). Par la suite, notre intérêt s’est porté plus précisément sur le mouvement « Ultras », sous-culture juvénile présente dans toute l’Europe et en Méditerranée (avec des enquêtes menées en Italie, Espagne, Algérie, Maroc, Tunisie, Israël, Cisjordanie et en France à Marseille).

Ce programme de recherche, dédié à l’étude des pratiques contemporaines de supportérisme complète un travail d’enrichissement des collections mené sur le marché de l’art et auprès de collectionneurs privés, pour documenter plus largement l’histoire du football méditerranéen. Ainsi depuis 2015, le Mucem s’est porté acquéreur de l’affiche officielle du match d'ouverture de la Coupe Du Monde 1930 entre la France et le Mexique, de plusieurs maillots de grands joueurs (Alfredo di Stefano, Michel Platini, Diego Maradona, Zinédine Zidane, Cristiano Ronaldo) et d’objets du supportérisme marseillais.

Toutes ces recherches et acquisitions ont nourri le propos et le parcours de l’exposition « Nous sommes Foot » que le Mucem présente du 11 octobre 2017 au 12 février 2018, en clôture de l’évènement Marseille capitale européenne du sport.

Lors des enquêtes, ont été collectés des produits marketing diffusés par les clubs, des vêtements (T-shirt, écharpes, foulards, écussons) ou des objets de supporters (fanions, drapeau, stickers), ainsi que des archives et objets créés et utilisés par les groupes ultras (banderoles, cartes de membres, fanzines, journaux, dvd, tickets de match).

Toutes les collectes d’objets sont complétées par des entretiens enregistrés ou filmés, des comptes-rendus et des notices détaillées que le Mucem conserve dans ses archives et qu’il met à disposition de tous au centre de documentation du Centre de Conservation et de Ressources (CCR) situé dans le quartier de la belle-de-mai à Marseille.

Nous souhaitons ici vous montrer, à travers deux exemples précis, l’intérêt que représentent les enquêtes-collectes du programme « football & identités » pour un musée de société comme le Mucem.


La naissance et la diffusion du mouvement « Ultras » en Italie, l’exemple de Gênes et de Latina


Enquêteurs : Sébastien Louis et Florent Molle
Dates : novembre 2014 et février 2016

Le tifoso envahit les stades de football

Enquête-collecte à Latina, 2015 et 2016 © Giovanni Ambrosio, Black Spring Graphics Studio,Mucem

Enquête-collecte à Latina, 2015 et 2016 © Giovanni Ambrosio, Black Spring Graphics Studio,Mucem

Enquête-collecte à Latina, 2015 et 2016, 2 © Giovanni Ambrosio, Black Spring Graphics Studio, Mucem

Enquête-collecte à Latina, 2015 et 2016, 2 © Giovanni Ambrosio, Black Spring Graphics Studio, Mucem

Le football arrive en Italie dès 1880 par l’intermédiaire de marins britanniques qui pratiquent ce sport dans les ports où ils font escale. Dès 1891 l’Internazionale Foot-Ball Club Torino est fondé par Eduardo Bosio, marchand italien, spécialisé dans l'industrie du textile en Grande-Bretagne qui revient s’installer dans ses terres natales turinoises. Ce n’est toutefois qu’après la première Guerre Mondiale que la pratique de ce sport se diffuse réellement dans la péninsule, soutenue par le développement économique et l’augmentation du temps des loisirs. Le tifoso, littéralement « celui qui est atteint du typhus » envahit les stades de football. Au début du XXème siècle, le typhus est encore une maladie répandue, dont les symptômes se rapprochent de l’attitude du supporter passionné : un état cyclique de fièvre, de maux de tête, d’hébétude et de stupeur. Par extension, le tifo désigne l’ensemble de l’animation du stade et la tifoseria, l’ensemble des partisans d’une même équipe.

A cette époque, parfois sous la pression du pouvoir politique, les différents petits clubs citadins unissent leurs forces et se regroupent derrière une même appartenance locale. Dans les grandes villes, à Rome, Turin ou Milan, deux équipes se répartissent les faveurs de deux factions de supporters antagonistes, donnant ainsi naissance aux derbys dans la péninsule.

A Gênes, c’est en 1946 que la Società Ginnastica Comunale de Sampierdarena, fondée en 1899, fusionne avec la Società Ginnastica Andrea Doria, fondée en 1895, pour donner naissance à l’Unione Calcio Sampdoria. Cette équipe devient la rivale du Genoa Cricket and football club, fondé dès 1893 par des hommes d’affaires britanniques.

Dans les plus petites villes ne subsiste qu’un seul club de football. C’est le cas pour Latina dans la province du Lazio : construite sous l’impulsion de Mussolini en 1932 sous le nom de « Littoria », la ville est renommée « Latina » en 1946, un an après que ce soit créé l’Unione Sportiva Latina Calcio, le club de football de la ville. La rivalité sportive se construit alors face au club de la ville voisine, distante de 40km, Frosinone Calcio.

En Italie, c’est à partir des années 1950 que se constituent véritablement les premiers clubs de supporters dont le nombre augmentera considérablement dans les années 1960. Des associations se distinguent alors par un soutien plus exubérant, plus actif, dont les jeunes membres s’équipent de couvercles de casseroles, de klaxons, de drapeaux, de mégaphones ou de grosses caisses pour coordonner les chants et les tifos de la tribune.

Dans le local des Ultras Latina 1972, les photos jaunies aident nos hôtes à se remémorer leur histoire. Au fil de la discussion, ils nous parlent d’une caisse de klaxons, créée en 1972, à partir de matériaux de récupération, qu’ils prêteront au musée pour l’exposition « Nous sommes Foot ».

Une véritable classe d’âge

Cocarde de Claudio Bosotin

Cocarde de Claudio Bosotin

Capture d'écran de l’entretien (non-traduit) de Walter et Claudio

Capture d'écran de l’entretien (non-traduit) de Walter et Claudio

Dans le pays, les importantes mutations socio-économiques des années 1960 se font ressentir dans tous les domaines. La jeunesse est au cœur de ces bouleversements et elle se constitue pour la première fois en véritable classe d’âge, unie par une même culture à travers la musique, les vêtements et les loisirs, tandis que la société de consommation fait son apparition. Initiés au rite du match de football par leurs pères, les jeunes tifosi ne tardent pas à s’affranchir de cette tutelle lors de leur adolescence et se regroupent vite entre pairs pour soutenir leurs favoris. Dans une société conservatrice comme peut l’être l’Italie à l’époque, le fait de se rendre au stade entre jeunes du même âge est perçu positivement par les parents, qui voient dans le football un modèle de consommation familiale, loin de l’intensité rebelle des sous-cultures urbaines, qui pullulent en Grande-Bretagne à la même époque, à l’instar des Teddy boys, des Mods ou des Rockers. Pourtant la jeunesse italienne est en train de transformer la façon de vivre le match de football non pas uniquement en s’engageant activement dans le soutien à leur équipe favorite, mais en l’organisant de manière autonome.

Le groupe des Ultras Tito Cucchiaroni (UTC) de Gênes est un des plus anciens groupe Ultras d’Italie encore en activité aujourd’hui. Son origine remonte à la saison 1969-1970, lorsqu’une bande d’amis originaires du quartier génois de Sestri Ponente fonde le groupe des Ultras, pour supporter l’équipe de la Sampdoria de Gênes. Le groupe adoptera plus tard le nom de l’ailier gauche Ernesto Cucchiaroni, dit « Tito » qui jouait pour la Sampdoria de 1959 à 1963, après s’être associé à un cercle de supporters du quartier de Sampierdarena qui périclite, le Sampdoria Club Tito Cucchiaroni.

Comme le souligne Franck Berteau dans son « dictionnaire des supporters », les UTC « revendiquent même la paternité du terme « ultra », né selon eux d’une inscription murale datant des années 1960, toujours visible sur la Piazza della Vittoria, dans le centre de Gênes : « Unitti Legneremo Tutti i Rossoblù A Sangue », une formule dont les initiales forme le mot « ultras » et qui signifie : « ensemble, nous frapperons tous les Rossoblù (rouge et bleu, surnom de leur rivaux du Genoa CFC) jusqu’au sang ».

Lors de nos enquêtes de terrains à Gênes, nous avons rencontré Claudio Bosotin et Walter Patrone, qui ont fondé à la fin des années 1960 un des premiers groupes ultras en Italie donnant ainsi, sans le savoir véritablement, l’impulsion à tout un mouvement culturel. Entourés de photographies, Claudio et Walter nous racontent leur adolescence et la naissance de ce phénomène. Lors de cet entretien, Claudio Bosotin fit don au musée d’une cocarde aux couleurs de la Sampdoria, réalisée par sa mère pour la saison 1972/1973 qu’il avait disposé sur le plus grand drapeau alors agité à la main, de 11 mètres de haut sur 7m40 de long, déployé à partir du mois de mai 1973 lors du match Sampdoria-Napoli.

Les « années de plomb »

Écharpe du Commando Ultra’ napolitain, Mucem (2015.14.4)

Écharpe du Commando Ultra’ napolitain, Mucem (2015.14.4)

Écharpe du Commando Ultra’ napolitain, Mucem (2015.14.4)

Écharpe du Commando Ultra’ napolitain, Mucem (2015.14.4)

Echarpe donnée par des supporters de la Falange, Latina

Echarpe donnée par des supporters de la Falange, Latina

T-Shirt donné par des supporters de la Falange, Latina

T-Shirt donné par des supporters de la Falange, Latina

Steaker donné par des supporters de la Falange, Latina

Steaker donné par des supporters de la Falange, Latina

Concomitamment à la naissance de ce phénomène de société que représente le mouvement ultras, dès les années 1960, l’Italie rentre dans une période de conflit politique intense, que l’on nomme les « années de plomb », lors de laquelle la jeunesse italienne se radicalise contre un état italien qu’elle juge trop conservateur. Les idéaux émancipateurs des étudiants favorisent une remise en cause de l’autoritarisme universitaire qu’ils prolongent en faisant la critique du capitalisme, de l’État, de la patrie, de la religion et de la famille. L’esprit subversif qui s’est déclenché dans les universités, véritables foyers de la contestation, se propage rapidement à l’espace public et les militants occupent les rues et les places. La situation est caractérisée sur le plan social par une agitation grandissante et par une crise profonde sur le plan politique. Le pays est également secoué par une vague de terrorisme, c’est la « stratégie de la tension » qui débute en décembre 1969 avec l’explosion d’une bombe à Milan, Piazza Fontana, qui fit seize morts.

Le contexte politique et social de ces années influence nos jeunes supporters. Ces derniers ne souhaitent plus intégrer les clubs de supporters traditionnels mais ambitionnent de créer leurs propres structures. Les pionniers ultras adaptent des caractéristiques inspirées des groupuscules extra-parlementaires qui animent la péninsule : le sens de la cohésion et de la camaraderie, la conflictualité, le défi à l’autorité en place. Ils se distinguent par un comportement provocateur et violent contre leurs adversaires politiques ou tout ce qui peut incarner l’Etat et ses symboles. Des places publiques, une propagation s’opère en direction des tribunes qui deviennent un nouveau théâtre d’expression.

Dès le début de la décennie 1970, des noms et des symboles qui proviennent de cette sphère de la politique extrémiste se multiplient dans les tribunes, même s’il s’agit davantage d’une source d’inspiration et d’une récupération, que de l’expression immédiate d’une culture politique : les termes « Brigades » et « Commandos » par exemple sont repris de manière quasi-systématique par les groupes ultras qui se forment dans tout le pays au cours des années 1970.

À côté du terme « commandos » qui connaît un succès évident, le vocabulaire militaire et politique est récurrent, pour les formations qui se réclament d’extrême-gauche comme celle d’extrême-droite. A Latina par exemple, le groupe des Falange s’inspire non seulement du nom, mais aussi de l’emblème du groupement paramilitaire espagnol d’inspiration fasciste.

Aujourd’hui, entre apolitisme et prise de position publique

Maillots produits par les UTC

Maillots produits par les UTC

Maillot produit par les UTC

Maillot produit par les UTC

Aujourd’hui, les supporters ultras revendiquent le plus souvent leur apolitisme, même s’ils prennent parfois publiquement position, notamment contre les répressions policières ou la tessera del tifoso, la « carte du supporter » imposée par les autorités italiennes depuis 2009, pour mieux identifier les tifosi et renforcer les dispositifs de sécurité et d’accès au stade.

Les Ultras Tito Cucchiaroni l’ont fait récemment, en 2013, à travers une action symbolique. Sur un T-shirt, produit par le groupe pour ses membres, a été représenté un graffeur terminant d’écrire le nom « ultras » sur un mur, une pratique courante pour ces supporters qui souhaitent marquer le territoire urbain de leurs empreintes. A côté de lui se trouve une affiche comportant l’inscription « Liberta’ per gli Ultras » (Liberté pour les Ultras), un slogan typique du mouvement ultras, victime d’une forte répression. Ce dernier a été jugé violent par les autorités locales ce qui amena les UTC à

produire un second T-shirt, quasi-identique au premier, avec un tampon « censored » apposé sur le slogan problématique et au dos duquel est inscrit l’article 21 de la constitution italienne, rappelant la liberté d’expression : « tutti hanno diritto di manifestare liberamente il propri pensero con la parola, lo scritto e ogni altro mezzo di diffusione » (tout  individu  a  le  droit  de  manifester librement  sa  pensée par la parole, par l’écrit et par tout autre moyen de diffusion).


Le football dans les Balkans est-il encore le théâtre des tensions ethno-nationalistes ?


Par Florent Molle

Le football « condense et théâtralise, les valeurs cardinales des sociétés modernes et industrielles », comme nous le rappelle Christian Bromberger1. Sur les territoires de l’ancienne République socialiste de Yougoslavie, plusieurs matchs de football nous le démontrent.

13 mai 1990, Dinamo Zagreb vs Etoile Rouge de Belgrade

Extrait vidéo des débuts du match Dinamo Zagreb contre Etoile Rouge de Belgrade le 13 mai 1990

Extrait vidéo des débuts du match Dinamo Zagreb contre Etoile Rouge de Belgrade le 13 mai 1990

C’est le cas du match qui opposa l’équipe croate du Dinamo Zagreb à l’équipe Serbe de l’Étoile Rouge de Belgrade, le 13 mai 1990 au stade Maksimir de Zagreb, et qui reste dans toutes les mémoires.

Au parlement croate, Franjo Tudjman vient d’être élu Président de la République de Croatie, lors des premières élections multipartites de l’histoire du pays. Son projet vise à créer un État-nation croate indépendant au sein de frontières « naturelles et historiques » incluant notamment une partie de la Bosnie-Herzégovine. Côté Serbe, Slobodan  Milošević, président du pays depuis mai 1989, s'oppose à toute désintégration de la Yougoslavie et souhaite garder les frontières de l’État à l'intérieur desquelles tous les Serbes pourront continuer de vivre « sous le même toit politique ».
 

Même si, au début, le soutien des supporters à ces projets nationalistes n'allait pas de soi, progressivement et dans un laps de temps assez court, il va se mettre en place2 : les Bad Blue Boys (BBB), le plus grand groupe ultra du Dinamo Zagreb crée en 1986 soutient Tudjman tandis que les Delije (vaillants ou preux en serbe), supporters de l’Étoile Rouge, se positionnent derrière Milošević. Zeljko Raznatović, un criminel de droit commun est coopté par les services secrets pour diriger le groupe ultras de l’Étoile Rouge, les Delije. Sous le surnom d’Arkan il prendra pendant la guerre en ex-Yougoslavie la tête d’une milice serbe connue sous le nom des Tigres D’Arkan et recrutera parmi les supporters qu’il dirigeait.

Ce 13 mai 1990, le stade Maksimir devient le tragique théâtre de cet affrontement politique en se concrétisant par la terrible bagarre qui éclata entre les Bad Blue Boys croates et les Delije serbes, marquant symboliquement le début de la guerre de Croatie3.

1 Texte paru en anglais sous le titre « Through the looking glass of football » dans l’ouvrage dirigé par Marion Demossier The European puzzle. The Political Structuring of Cultural Identities at a Time of Transition, pp. 119-140. New York & Oxford, Berghahn Books, 2007, 236 pp.
2 Pour plus de détails voir : Djordjevic Ivan, 2012, «The war did (not) begin at Maksimir: an anthropological analysis of the media narratives about a never ended football game», Glasnik Etnografskog instituta SANU 60 (2).
3 Le 17 août 1990, treize communes de Croatie dominées par les serbes et le Parti Démocratique Serbe, proclamèrent leur autonomie sous le nom de « Région autonome serbe », placée sous la direction du Conseil National serbe.

10 octobre 2014, Serbie vs Albanie

Encore aujourd’hui, le football témoigne de tensions nationalistes qui peuvent exister dans la région balkanique. Le 10 octobre 2014, le match Serbie-Albanie qui s’est disputé dans le cadre de la qualification pour la Coupe d’Europe 2016 fut arrêté avant la fin de la première période après que l’apparition d’un drone perturba le cours du match. Celui-ci exhibait un drapeau sur lequel était représenté l’aigle noire à deux têtes, symbole de l’Albanie, dominant la carte de la « Grande Albanie », qui représente sous un même état tous les territoires dans lequel des Albanais habitent, soit des parties du Monténégro, du Kosovo, de la Serbie, de la Grèce et de la Macédoine. Le visage d’Ismail Quemali, fondateur de l'État albanais moderne, était figuré sur le drapeau, de même qu’une reproduction d’une photographie d’Isa Boletini, nationaliste albanais, chef des représentants albanais du Kosovo au début du XXème siècle.

Lorsque le drone arriva à hauteur des joueurs, le défenseur serbe Stefan  Mitrović essaya de décrocher le drapeau. Les joueurs albanais essayèrent ensuite de le récupérer, avant que des supporters serbes fassent irruption sur la pelouse, jusqu’à en venir aux mains avec des joueurs albanais, dont le capitaine Lorik Cana. L’arbitre fût alors contraint d’arrêter le match.

Parce qu’il confronte des équipes qui représentent des états ou des forces politiques parfois antagonistes et parce que ce sport devient, depuis les années 1970, un véritable spectacle médiatique, le match de football met en exergue les tensions politiques qui traversent les sociétés qui s’affrontent symboliquement sur la pelouse.

En Bosnie-Herzégovine, c’est l’histoire de l’organisation du football qui témoigne des tensions nationalistes qui ont récemment traversé la région comme nous le montre une enquête-collecte menée à Mostar.

Mostar, de l’idéal yougoslave aux accords de Dayton

Le souvenir de Tito sur un graffiti de Mostar © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Le souvenir de Tito sur un graffiti de Mostar © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Avant la guerre de 1992-1995 Mostar était la ville symbole de l’idéal titiste : Bratstvo, Jedinstvo « Fraternité, Unité » entre les peuples et nations de la Yougoslavie socialiste. D'après le dernier recensement yougoslave effectué en 1991, Mostar comptait un tiers de Bochniaques, un tiers de Croates et un cinquième de Serbes (aussi un taux très important des Yougoslaves : 15% en 1981 et 10% en 1991) sur 126 600 personnes et ses habitants se targuaient d’avoir le taux le plus élevé de mariages mixtes dans la République. Or, c'est précisément à Mostar que s’est joué l'un des épisodes les plus sanglants de la guerre en Bosnie-Herzégovine.

Après la mort du maréchal Tito en 1980 et dans un contexte de crise économique, la scène politique yougoslave s'organisa de plus en plus autour des revendications communautaires et nationalistes qui ont abouti à l'éclatement de la fédération et à la création de nouveaux états. En Bosnie-Herzégovine, un référendum organisé en février 1992, et boycotté par les Serbes de Bosnie-Herzégovine, voit 63% des votants se prononcer en faveur de l’indépendance du pays qui sera déclarée le 6 avril 1992, tandis que le lendemain est déclarée l’indépendance de la République Serbe de Bosnie-Herzégovine, plongeant le pays dans un véritable conflit.

À Mostar, dans la première partie de la guerre, les forces croates et bochniaques s’allièrent pour s’opposer à l’armée populaire yougoslave (Jugoslovenska Narodna Armija – JNA), sous commandement serbo-monténégrin (avril 1992- mai 1993) qui a bombardé la ville depuis les collines environnantes. Cette alliance fut ensuite rompue, après que les leaders nationalistes croates de Bosnie-Herzégovine eurent constitués une communauté autonome croate avec Mostar comme capitale en août 1993. A partir de ce moment, un conflit éclate entre les anciens alliés, provoquant la partition de la ville en deux, entre les Croates situés à l'Ouest et les Bochniaques confinés à l'Est de la ville. L'une des premières manifestations de violence entre les deux camps se joua dans le stade de Bijeli Brijeg lorsque l'armée croate enfermât des civils et des militaires bochniaque dans le stade. Certaines personnes furent exécutées, d'autres amenées aux camps de Dretelj et Heliodrom. Depuis cette période la ville est divisée en deux parties : l’ouest peuplé majoritairement par la population croate et l'est par la population bochniaque. La ligne de démarcation se situe sur le Bulevar Narodne revolucije (Boulevard de la révolution populaire) à quelques mètres de la rivière Neretva. La destruction du Stari most (Vieux pont) d’époque ottomane par des miliciens croates le 9 novembre 1993 reste le symbole de cette division.

La signature des accords de paix de Dayton en Novembre 1995 mit fin à la guerre entre Bochniaques, Croates et Serbes en divisant la République de Bosnie-Herzégovine en deux entités politiques autonomes : la République serbe de Bosnie et la Fédération de Bosnie-Herzégovine.

La nouvelle Constitution de la Bosnie-Herzégovine reconnaît trois peuples «constitutifs» : les Bochniaques (Bošnjaci), les Croates (Hrvati), et les Serbes (Srbi), ainsi que trois langues : bosniaque (bosanski jezik), croate (hrvatski jezik) et serbe (srpski jezik). Il faut préciser ici qu'il s'agit d'une seule langue qui porte aujourd'hui trois noms différents et qui s'appelait, avant la guerre, le serbo-croate. Les Bochniaques, désignés par le terme « Musulmans » (Muslimani) à l'époque de la Yougoslavie, seraient les Bosniaques de tradition religieuse musulmane, tandis que les Croates seraient de tradition religieuse catholique et les Serbes de tradition religieuse orthodoxe4.

Ces divisions politiques en Bosnie-Herzégovine scellées par les accords de paix de Dayton se sont reflétées sur l'organisation du football professionnel. Dans les premières années qui suivirent la guerre, existaient trois ligues nationales distinctes et c'est seulement en 2000 que les clubs de la Fédération croato-bochniaque se sont réunis dans une seule ligue. Ils ont été rejoints par les clubs de la République serbe en 2002, date qui marque la création d'un Championnat et d'une Ligue pour l'ensemble du pays.

Ces changements ont eu des répercussions sur la ville de Mostar dont les deux clubs, Zrinjski et Velež se sont rencontrés pour la première fois depuis la guerre en 2000, à Sarajevo, lors de l'unification des ligues croate et bochniaque.

4 Stéphanie Rolland, « Autochtones étrangers : les déplacés à Mostar après la guerre de Bosnie-Herzégovine », Balkanologie [En ligne], Vol. VIII, n° 1 | juin 2004
L’enquête-collecte à Mostar
Enquêtrice : L. Zeljković
Date : septembre 2014

Le club de football de Velež

La mémoire des vieilles photos d’Alma © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

La mémoire des vieilles photos d’Alma © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Les vieux fanions d’Enes Vukotic © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Les vieux fanions d’Enes Vukotic © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

L’étoile rouge, symbole du club Velež de Mostar © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

L’étoile rouge, symbole du club Velež de Mostar © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Le Fudbalski klub Velež (Club de football Velež) a été fondé en 1922 sous le nom RSD Velež (Radnicko sportsko društvo- association sportive ouvrière). Le club a pris le nom de l'une des montagnes qui surplombent la ville de Mostar, en s'inscrivant pleinement dans sa topologie géographique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de membres de ce club sont morts du côté des partisans. Avec la seconde Yougoslavie (1945-1992), Velež s'est intégralement inscrit dans le projet révolutionnaire yougoslave, a été l'un des meilleurs clubs du pays et a connu ses plus grands succès dans les années 1970-80. Il était surtout reconnu comme l’un des symboles de la ville de Mostar et de l'unité de ses citoyens, mais aimé et soutenu au-delà de la ville, dans toute l'Herzégovine.

L'écusson initial de Velež est une étoile rouge, symbole du communisme, bordée de jaune, chargée d’un ballon de foot et de l'inscription «RSD Velež Mostar 1922». Au-dessus de cet emblème figure la silhouette du pont de Mostar. De 1995 à 2005, l'étoile rouge a été remplacée par le pont qui surplombait un ballon de foot, mais à la demande des supporters du Red Army, dont le groupe a été fondé en 1981, l'étoile a été restaurée sur l'écusson en 2005. Depuis la guerre, le club a été assimilé par certains à un club bochniaque et l'un des enjeux de la restauration de l'ancien écusson était de bien marquer la continuité du Velež yougoslave avec le Velež d'aujourd'hui et de l'inscrire pleinement dans son héritage. Les supporters de Velež sont aussi appelés Rodjeni (natifs), mais ce nom s'utilise également pour désigner les joueurs du club ou le club lui-même.

Dans les années 1970, Velež a commencé à jouer dans le stade municipal Bijeli Brijeg nouvellement construit par les citoyennes et citoyens de Mostar dans le cadre d'actions de travail collectif (Radne akcije). Ce stade est aujourd'hui le deuxième plus grand de Bosnie-Herzégovine, après celui de Sarajevo, avec une capacité de 25000 places dont 9000 sièges. Le club a cessé d'exister en 1992 après avoir été

expulsé de son stade par l’armée croate lors des actions de purification ethnique dans la partie Ouest de la ville. L’armée croate s’est servi du stade pour y retenir la population bochniaque arrêtée au début du siège en mai 1993. Le club a été refondé en 1994 dans un contexte où «son» pays, la Yougoslavie, n'existait plus, dans une Bosnie-Herzégovine où les divisions ethno-nationales l'ont emporté sur sa devise (yougoslave) de la fraternité et de l'unité, ce qui fera du club une cible pour les politiques nationalistes5. Aujourd’hui, le Velež s’entraîne dans le stade de Vrapčići, commune au nord de Mostar.

5 Pour plus de détails, voir Richard Mills (2010) : Velež Mostar Football Club and the Demise of ‘Brotherhood and Unity’ in Yugoslavia, 1922–2009, Europe-Asia Studies, 62:7, 1107-1133

Le club de football de Zrinjski

T-shirt d’un supporter du HSK Zrinski © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

T-shirt d’un supporter du HSK Zrinski © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Tatouage d'un supporter du HSK Zrinski © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Tatouage d'un supporter du HSK Zrinski © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Rapidement après l’expulsion du club Velež, le stade Bijeli Brijeg a hébergé le Hrvatski Sportski Klub Zrinjski (Club de Sport Croate Zrinjski) et a pris le nom de ce club. La direction du club, composée uniquement par des membres de nationalité croate, a signé un contrat avec la municipalité de la ville, aux mains d'un parti croate, pour une durée de location de 110 ans. Zrinjski est le patronyme de l’une des plus grandes familles nobles ayant joué un rôle important pendant la période des batailles croates contre les armées ottomanes et contre les Habsbourg. Selon l'histoire officielle de HSK Zrinjski (contestée par ailleurs), le club a été fondé en 1905, sous l’occupation austro-hongroise et a perduré jusqu’en 1945 malgré plusieurs interruptions. Étant donné que pendant la Seconde Guerre Mondiale le club a joué au sein de l’État indépendant croate (Nezavisna Država Hrvatska), allié de l'Italie et de l'Allemagne, et que ses dirigeants et joueurs ont été ouvertement pro-oustachi, les pouvoirs socialistes l'ont interdit après la Seconde Guerre Mondiale. En 1992, le club a été refondé à Medjugorje, petite municipalité croate dans les alentours de Mostar.

L'écusson de Zrinjski est fait d'un cercle bleu à l'intérieur duquel se trouvent un laurier blanc, le damier croate rouge et blanc et l'inscription « Zrinjski 1905 Mostar ». Derrière l'inscription de la date, il y a une volonté de créer une continuité historique et de gagner en légitimité et en représentativité en se présentant comme le plus ancien club de la ville. Cette date est contestée par ceux qui considèrent que le club est né en 1992 dans la violence et la guerre, comme le résultat d'un projet nationaliste croate excluant et homogénéisant. Le groupe de supporters de Zrinjski Ultras a été fondé en 1994 et fait régulièrement les titres des quotidiens bosniaques qui l'associent à l'extrême droite croate. Les supporters de Zrinjski, qui ont adopté l’aigle comme emblème, nomment leurs joueurs Plemići (les nobles). Tous ces éléments témoignent de l’importance accordée par les supporters et les dirigeants du HSK Zrinjski à leur appartenance croate6.

6 Pour plus de détails voir Stéphanie Rolland, 2013, «De la violence guerrière à l'affrontement symbolique: agonisme sportif et communication interethnique dans les Balkans», International journal of violence and schools, septembre 2013, 118-139. Dans son analyse elle remarque que HSK Zrinjski et ses supporters défendent «une identité ethno-nationale, référent historique par le nom d’un héros national, revanche symbolique sur le passé communiste pour le HŠK Zrinjski, orientation de droite et couleur noire pour les supporters Ultras qui revendiquent un territoire ethniquement homogène (l’Herzeg-Bosnie croate)»

L’enquête-collecte

Lors d'une enquête-collecte de six jours en septembre 2014, j’ai rencontré plusieurs membres des Ultras de Zrinjski à l'occasion de trois entretiens : les six personnes rencontrées faisaient partie des «figures emblématiques» des Ultras mais aucun ne voulait assumer le rôle du chef, un rôle qui serait étranger à leur groupe et aux principes du mouvement « ultras ». Trois personnes avaient un diplôme de l'Université publique (informaticien, ingénieur, diplômé d'économie et des relations publiques) et travaillaient dans les entreprises publiques et privées, deux personnes avaient le bac, et une était au lycée. Grâce à une recommandation de confiance, et au fait que l'enquête était commandée par un musée (et non par des médias auxquels ils ne donneraient jamais d'entretien) ils m’accordèrent un entretien au cours duquel ils se disaient être conscients de leur mauvaise réputation et de regretter les préjugés envers les supporters en général et envers les ultras en particulier.

À deux reprises, j'ai également pu rencontrer des supporters ultras actifs de Velež, les membres de Red Army, où ma présence était concomitante à celle de deux équipes de journalistes, dont une française, puis j'ai pu discuter avec les anciens employés du club, dont l'un était collectionneur d'objets liés à l'histoire du club et l'auteur d'une monographie sur le club. Un autre entretien m'a été accordé par un ancien membre de Red Army et deux par les supporters de Velež qui ne faisaient pas partie du groupe mais dont le parcours de vie était intimement lié à l'histoire du club. Ils regrettaient tous le mauvais classement de Velež qui se répercutait visiblement sur la présence affaiblie des supporters dans les gradins, mais ils affirmaient garder leur ardeur et leur amour pour le club, qu'ils « ne lâcheraient jamais », intacts. Tous insistaient sur le lien indissociable entre Velež et la ville de Mostar et élevaient Velež au rang de symbole de la ville au même titre que le « Vieux pont ».

« C’est presque un match comme un autre » ?

L’ambiance du derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

L’ambiance du derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

L’ambiance du derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

L’ambiance du derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Nostalgie post-derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Nostalgie post-derby © Ljiljana Zeljkovic, Mucem

Lors du derby du 27 septembre 2014 auquel j'ai assisté et du rassemblement des supporters qui lui a précédé, la présence policière était très forte aux alentours du stade et même ailleurs en centre-ville, mais les supporters, aussi bien que les habitants, mettaient en avant le fait qu'« aujourd'hui c'est beaucoup mieux », que la situation « s'est calmée » et qu'elle n'a «plus rien à voir avec l'ambiance de la guerre qu'on avait dans les premières années de derby ». Tout de même, beaucoup d'habitants craignaient un incident majeur car les élections allaient avoir lieu et tout accident qui pourrait être interprété en termes « ethniques » (qu'il le soit ou pas) allait profiter aux partis nationalistes des deux bords. À part quelques sièges arrachés, que la direction du stade a offerts au Mucem, et une grande quantité de fumigènes dans le virage, le derby se passa sans grands heurts. Beaucoup de supporters  des deux clubs, ont fait des commentaires après le match qui se résumaient à ceci : « les gens s'attendent à ce qu'il y ait du sang pendant ce match, et quand ils voient que c'est presque un match comme un autre, ils sont déçus, ils ne viennent pas ». Pourtant, même lorsqu'il n'y a pas de «sang» lors du match, les tensions ressenties dans la ville et les dégâts matériels causés par les supporters en dehors du stade, qui se répètent tous les ans, sont précisément les raisons pour lesquelles beaucoup refusent de venir au derby qu'ils estiment trop associé aux conflits politiques et qui symbolise toujours la division politique de la ville.

Tous les membres d'Ultras Zrinjski s'accordèrent pour dire que pour eux chaque match avait la même importance et qu'ils devaient donner 100% d'eux-mêmes pour chaque match, « mais nous sommes conscients qu'on s'intéresse à nous que pour le derby »; « viens avec nous à Ljubuški dans deux jours, tu verras, on sera le même nombre, avec les mêmes drapeaux, et les mêmes fumigènes ». Si les supporters des deux clubs tentaient de minimiser l'importance du derby, pour mettre en avant leur «amour pour le club» et pour ne pas donner trop d'intérêt au club adverse,  les amateurs de football et les citoyens ordinaires ne vivent pas ce derby comme un « simple match » auquel ils ne participent pas à cause des violences et les récupérations politiques qu'il véhicule.

Mais les tensions ethno-nationales mises en avant par les médias mésestiment néanmoins d’autres problèmes structurels que connaissent les supporters des deux camps. Au fil des conversations, les thèmes abordés concernaient finalement peu les questions d'ethnicité et les supporters ordinaires exprimaient leur amour pour le foot ou pour leur club d'une façon non ethnique ou bien ils se plaignaient de la situation économique du pays, du manque d’investissement stratégique et à long terme dans le foot, des manipulations politiques, des départs prématurés et massifs des jeunes talents ou des jeunes tout court, de l'absence de structures de formations, de la corruption etc. Les supporters actifs, membres de Red Army ou des Ultras, parlaient surtout de leurs « droits bafoués », de leur mauvais rapport avec la police, du fait qu'ils étaient parfois interdits d'accès au stade parce que «ce fichu État» n'a pas les moyens de nous «garantir la sécurité», disent-ils, et que les empêcher d'assister au match était le pire calvaire pour eux.

Une enquête de six jours, dont le principal objectif était d'acquérir des objets intéressants et de réaliser le plus grand nombre d'entretiens, ne peut pas permettre de constater effectivement les liens entre supportérisme et luttes politiques, mais quoi qu'il en soit, ce n'est pas ce que les ultras rencontrés avaient envie de donner à voir sur eux-mêmes. À ce titre, des supporters de Zrinjski, ainsi qu'un de leurs anciens membres, me proposaient de venir au stade le lendemain du derby pour assister aux matchs de Hei ligue -une ligue pour les juniors de toute la région. Une jeune femme qui s'occupe de cette ligue me raconta que tous les dimanches, les enfants de Velež et de Zrinjski, ainsi que les enfants de toutes les villes de Herzégovine se réunissent pour jouer ensemble pendant que leurs parents discutent et les regardent : « de belles choses se passent ici, mais cela n'intéresse personne...les journalistes viennent filmer ce stade et s'intéressent à nos clubs seulement s'il y a une bagarre ou des « tensions ethniques » comme ils disent ».

Toutefois, si les supporters souhaitent se montrer indépendants de la politique, il est indéniable, à la lecture des études sur les deux clubs, que la politique s'est occupée aussi bien de Zrinjski que de Velež et que les résultats concluants de Zrinjski ne sont pas sans liens avec le soutien du principal parti nationaliste croate, de la même façon que les difficultés de Velež sont liées à l'absence de soutien politique : un club qui se présente, à la demande des supporters, comme un club « d'ouvriers, de gauche (...) ne sert la cause d'aucune politique officielle de ce pays »7. Si le football offre « par sa trame profonde, par les enjeux qu'il cristallise, par les comportements qu'il suscite, un observatoire singulièrement riche à l'investigation anthropologique »8, le derby de Mostar, les histoires complexes des deux clubs, l'impossibilité pour Velež de retourner sur le stade de Bijeli Brijeg, et sa lutte pour la survie d'une année à l'autre, témoignent de l'acharnement des politiques dominantes en Bosnie-Herzégovine depuis trois décennies déjà d'effacer toute option linguistique, culturelle, sportive, politique qui ne serait pas rangée dans les cases ethnonationales.

7 http://www.tacno.net/novosti/prokletstvo-petokrake-zasto-je-velez-morao-skociti-dole/
8 Christian Bromberger, 1998, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Fayard

La recherche au Mucem

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