Exposition Barvalo
Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs...
- Affiche de l'exposition
- Scénographie
- Dossier enseignant
- Cartels
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Entretien avec Julia Ferloni, Anna Mirga-Kruszelnicka et Jonah Steinberg, co-commissaires de l’exposition
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Mucem
(M.)
Comment est né ce projet ?
Julia Ferloni
(J.F.)
Ce projet est né en 2014 sur l’impulsion de Jonah Steinberg qui a écrit au Mucem, suggérant qu’il s’intéresse à la plus grosse minorité ethnique d’Europe (estimée entre 10 et 12 millions de personnes). Il était impensable, pour nous, que ce soit deux gadgé seuls qui s’expriment au nom des populations romani. On a tenu à faire une exposition co-créée. Pendant deux ans, nous avons donc fait le tour de l’Europe afin de rencontrer des responsables d’associations, des militants, des chercheurs… C’est de cette manière que nous avons constitué notre comité d’experts. À Berlin, nous sommes entrés en relation avec l’Eriac, une structure incontournable du paysage institutionnel et politique romani en Europe.
Jonah Steinberg
(J.S.)
Mon intérêt pour les populations romani a débuté lors de mes recherches en Inde et en Asie du Sud, il y a plus de trente ans. Plus tard, alors que je travaillais avec l’université du Vermont en Nouvelle Angleterre, j’ai souhaité explorer ce sujet plus profondément. Je m’intéressais beaucoup à l’exclusion intellectuelle et épistémologique de certaines populations, et notamment des populations romani, peu présentes dans les musées, les collections d’art ou les universités… En 2014, lorsque j’ai visité les collections permanentes du Mucem avec mes enfants, je me suis fait la même remarque. J’ai donc pris contact avec le musée pour faire part de la nécessité de « faire de la place » au sein du musée à ces populations présentes dans tous les pays d’Europe depuis mille ans. La réponse qui m’a été faite alla bien au-delà de mes attentes, puisque le Mucem se proposait de faire une exposition. J’ai accepté tout de suite !
Anna Mirga-Kruszelnicka
(A.M-K.)
L’Eriac a rejoint l'équipe curatoriale en 2019 alors que la préparation d'une exposition sur le thème des populations romani au Mucem avait déjà débutée. Julia Ferloni, en sa qualité de conservatrice, a rendu visite à l’Eriac dans notre bureau de Berlin afin de mener un entretien avec la direction – Timea Junghaus, directrice exécutive, et moi-même. C'est alors que Julia s'est rendu compte que pour développer une représentation authentique et progressiste des populations romani, il était nécessaire d'impliquer ces populations au plus haut niveau de la prise de décision, c’est-à-dire en l’intégrant au sein-même de l'équipe curatoriale. C'était un moyen d'envoyer un message puissant, d’établir une nouvelle norme en impliquant les populations romani dans les activités culturelles de tout type. Bien sûr, cela tombait également à point nommé – nous voyons émerger des processus participatifs similaires et de nouveaux protocoles muséaux, alors que les musées s'ouvrent eux-mêmes de plus en plus aux pratiques décoloniales.
M. L’une des particularités de cette exposition, c’est donc ce comité d’experts, qui a accompagné la préparation de l’exposition…
A.M-K. Il n'est pas étonnant qu'en plus de la mise en place d'une équipe curatoriale impliquant des populations romani, une innovation pertinente ait été la création d'un comité d'experts réunissant des personnes d’origine romani et non-romani de diverses nationalités et professions. La participation de personnes romani appartenant à différents groupes, représentant diverses générations, professions et modes de vie, nous a permis de bien représenter la diversité interne que l'on peut observer parmi les populations romani à travers le monde. Nous sommes convaincus qu'une telle pratique ne devrait pas être exceptionnelle mais devrait plutôt être la norme dans le développement d'expositions sur les populations romani, ou sur tout autre groupe minoritaire. Il est important de veiller à ce que les représentants des minorités puissent eux-mêmes parler d'eux, plutôt que d’être évoqués depuis une perspective extérieure. Une telle approche est dépassée et peut être potentiellement nuisible car elle peut conduire à reproduire involontairement des clichés et à renforcer les préjugés.
J.F. Associer les populations concernées, nous a semblé évident. Avec ce comité d’experts, on a voulu réunir des gens de tous bords, et notamment des militants convaincus qui désiraient lutter contre l’antitsiganisme. On a travaillé avec un premier cercle de 14 experts, avec qui nous organisions régulièrement des ateliers, et un deuxième cercle d’experts, plus large, nous a conseillé et donné des pistes de réflexion… Au total, une centaine de personnes sont intervenues sur ce projet.
On arrive à une période où les populations romani ne veulent plus se laisser faire. Dans toute l’Europe, des militants romanis interviennent sur tout ce qui touche à leur communauté, et notamment les projets d’exposition. Ils veulent avoir leur mot à dire. Même si ces projets sont très bienveillants, ils sont souvent portés par des personnes qui n’ont pas vécu l’antitsiganisme au quotidien. Les populations romani veulent participer à la façon dont on écrit leur histoire. Par exemple, pour la Deuxième Guerre mondiale, les faire apparaître seulement comme des victimes de l’Holocauste, ça ne leur suffit pas. Eux aussi, ils se sont battus, ils ont résisté, ils ont protégé des personnes pourchassées par les Nazis… Ils veulent garder la tête haute. D’où le titre de l’exposition, qui parle vraiment de fierté. L’ambition de ce projet réside dans le fait que les populations romani, ou plutôt les représentants de ces populations, peuvent enfin parler en leur nom propre.
M. Y-a-t-il parfois une difficulté à parler d’une seule voix ? À s’entendre sur un récit commun ?
A.M-K. Tout comme dans l'univers des populations romani, nous avons embrassé la diversité et la pluralité comme quelque chose de positif et de beau. Nous n'avions donc pas besoin de parler à l'unisson, mais plutôt d’accueillir des opinions et des approches différentes. Les discussions ont été riches, parfois difficiles, mais nous avons réussi à trouver un consensus. Nous sommes également fiers d'intégrer cette diversité dans le récit de l'exposition. Celle-ci est représentée, par exemple, à travers les guides.
J.F. Effectivement, il a fallu trouver un consensus. Selon les nationalités, selon les communautés, il y avait des perceptions et des attentes différentes autour de cette exposition. Il nous a donc fallu créer un objet commun. Des histoires communes.
Ce qui est en jeu dans cette exposition, c’est justement la grande diversité des populations romani. Il ne pouvait donc pas y avoir un point de vue unique. On a pris le parti de laisser s’exprimer ces différentes sensibilités. A titre d’exemple, il y a eu un petit débat sur la manière dont on traduisait le mot « génocide » en langue romani. Pour certains, c’était samudaripen (« le meurtre de tous »). Pour d’autres, c’était porajmos (« la grande dévoreuse »). Mais ce mot désigne aussi le sexe féminin, ce qui posait encore d’autres problèmes. Donc comme il était difficile de trancher, nous avons utilisé les deux mots dans les textes de salle et dans le catalogue, en les contextualisant.
Afin d’intégrer cette diversité au projet, nous avons souhaité que le visiteur soit accompagné dans son parcours par quatre guides virtuels qui représentent chacun une communauté romani différente. Chacun de ces guides est issu d’un des principaux groupes vivant en France : Roms, Sinti, Manouches et Gitans. Deux d’entre eux appartiennent à la communauté des Voyageurs. L’anthropologue Yoanna Rubio, la médiatrice scolaire et linguiste Slavka Radenez, le travailleur social Dylan Schutt et la foraine Sylvie Debart accompagnent ainsi le public. Ces quatre personnes avec leurs vraies vies, leurs vraies expériences, apparaissent sous forme de guides-vidéo dans l’exposition, afin de mieux incarner la polyphonie du projet.
M. Faire l’histoire des populations romani, c’est aussi faire l’histoire de l’antitsiganisme…
A.M-K. Absolument. En fait, on ne peut pas comprendre la situation actuelle des populations romani – y compris la diversité des sous-groupes romani ou la situation socio-économique contemporaine des Romani – sans comprendre les mécanismes oppressifs de l'antitsiganisme qui ont marqué l'approche des populations romani pendant des siècles. Il est également important de rester conscient que l'antitsiganisme a été façonné historiquement et qu'il est profondément enraciné dans nos pratiques sociales, nos institutions ou même notre culture et notre éducation. C'est pourquoi nous consacrons un espace spécifique dans l'exposition pour expliquer l'antitsiganisme et montrer les différentes manières dont il se manifeste, également à travers l'histoire.
J.F. Ce qui a fait consensus entre nous, c’est la notion de gadjo, « l’Autre », en langue romani. À partir de là, on est progressivement arrivés à l’antitsiganisme, qui est devenu notre socle commun. L’antitsiganisme prend sa source dans une série de stéréotypes qui sont par essence absurdes. C’est pourquoi la deuxième partie de l’exposition présente un « musée du gadjo ». Pour expliquer le racisme par l’absurde, justement. On y raconte que le gadjo s’habille de telle manière, qu’il habite dans tel habitat, qu’il a évolué du chasseur-cueilleur à la sédentarisation…
Cela montre bien à quel point il est absurde de catégoriser et d’essentialiser les populations. Et comment, de cette manière, on crée un type ethnique, fantasmé et déformé. Nous invitons ainsi le visiteur à utiliser son sens critique et à faire vaciller ses certitudes. Nous voudrions faire en sorte que le visiteur expérimente lui-même l’aberration qu’est l’antitsiganism
J.S. Dès leur arrivée en Europe, les Roms et les Gitans ont fait l’objet de discriminations. Le romantisme des sociétés européennes autour des populations romanis contient aussi une grande part de racisme. On a assigné aux romanis des images d’eux-mêmes sans leur permission ; on les a représentés de façon discriminatoire. Dès le XVe siècle, on a commencé à les expulser… L’antitsiganisme a atteint sa manifestation la plus horrible durant la Seconde Guerre mondiale, avec l’Holocauste, qui n’a néanmoins pas mis fin à ces tendances. La ségrégation et la pauvreté ont perduré jusqu’à nos jours. Les massacres aussi.
M. À titre personnel, quelle fut votre principale découverte en travaillant sur cette exposition ?
J.F. Je me suis fait des amis ! Je n’aurais jamais pensé me faire des amis de cette manière-là, ni même en travaillant sur cette exposition-là. Car moi aussi j’avais des préjugés… Et je me suis rendue compte que ces préjugés provenaient certes de ce qui était autour de moi, mais aussi de mes lectures scientifiques… En effet, quand j’ai su que j’allais travailler sur ce projet, la première chose que j’ai faite, c’est lire un anthropologue célèbre qui avait fait un récit de voyage sur des roms misérables qui vivaient dans des taudis… Ça m’avait fait peur… Je redoutais les rencontres à venir. Car j’avais confiance en mes lectures, j’avais confiance en ce que je pensais être des gens bien intentionnés, solides, et qui détenaient la vérité. Mais j’ai compris depuis que cette « vérité » pouvait être entachée de racisme. Et que le musée, porteur de ces vérités, pouvait lui-même être vecteur d’un racisme inconscient et véhiculer des préjugés.
J.S. Ma découverte, c’est que ce n’est pas à nous, conservateurs et commissaires, de décider comment les personnes doivent être représentées. Avoir été dirigé par les voix du comité d’experts fut une expérience très enrichissante… On pensait que tout le monde serait d’accord sur tel ou tel sujet, mais tout le monde n’était pas d’accord (et c’était une bonne chose). On a donc laissé les voix s’exprimer, on les a laissés nous diriger, eux qui sont les premiers concernés, et ils nous ont donné des choses merveilleuses, que nous n’aurions pu imaginer seuls. Il fallait tout simplement leur faire confiance. Et se laisser guider.
Sur un plan personnel, j’ai été très étonné par l’existence des lieux de non-mémoire. En Europe, la mémoire des massacres des populations romani est négligée. Les sites où des Roms ont été tués en nombre sont très peu mémorialisés. En République Tchèque, par exemple, il y a eu jusqu’à très récemment une ferme à cochons à l’endroit où les Roms ont été exterminés. En France, sur les 34 sites où les populations romanis ont été internées, plus de la moitié ne sont pas répertoriés. En Italie, le génocide des Roms n’est pas vraiment reconnu… C’est une situation honteuse.
M. En quoi cette exposition a-t-elle eu un impact sur la manière de relire les collections du Mucem ?
A.M-K. L'un des effets très positifs et durables de cette exposition est la façon dont elle a réussi à apporter un éclairage différent sur les collections du Mucem. Nous avons découvert que beaucoup d'articles de la collection étant présentés comme issus de populations romani (en fait étiquetés avec le terme « gitan » considéré comme une insulte ethnique) n’étaient en fait pas produits par des populations romani. Certains ont été créés par des non-romani et reflètent bien souvent des clichés et des stéréotypes associés aux « gitans ». En ce sens, certains de ces objets sont donc antitsiganes.
Deuxièmement, certains des éléments que nous pourrions identifier comme créés par les membres de la communauté ne sont pas étiquetés avec le nom de leur auteur, ni même avec le nom de la communauté. Ils ne sont pas contextualisés.
Mais nous voyons déjà comment ces découvertes ont conduit à des résultats très positifs. Le Mucem a commencé à acquérir des œuvres d'art contemporain créées par des populations romani, équilibrant ainsi sa collection avec des objets non seulement produits par des romani, mais qui incarnent aussi une représentation moderne et subjective de l'identité et de la culture romanis.
J.F. Nous avons recensé dans nos collections plus de 900 objets, qui pour la plupart n’étaient pas produits par des populations romani, mais qui les représentaient, et le plus souvent de manière assez biaisée et reflétaient un antitsiganisme latent. Je cite par exemple une estampe, « Gitans à l’ouvrage », qui montre des gitans s’occupant d’un cheval. La description disait que le cheval avait été volé… Mais rien, dans l’illustration, ne permettait d’expliquer cela. Et quand on connait les métiers traditionnels romanis, on sait tout le soin qu’ils accordaient aux chevaux ; ils pratiquaient le métier de maquignon et avaient de solides connaissances en médecine équine.
Il a donc fallu faire ce travail de recontextualisation des collections en expliquant les biais et préjugés des personnes ayant fait l’inventaire pour le musée, il y a plusieurs décennies. Mais les mêmes enjeux se posent avec des objets issus d’un contexte colonial.
De la même manière, il nous a paru nécessaire d’actualiser nos collections. En acquérant de nouveaux objets, moins marqués par une vision ancienne et stigmatisante. Notre idée est que le musée ne doit pas décider seul de ce qui est représentatif des populations romani. Il doit associer des membres de la communauté pour qu’ils puissent dire ce qui pour eux doit faire patrimoine. Ils nous ont finalement donné trois directions principales pour guider nos acquisitions : de l’art contemporain, des récits de l’Holocauste, et des témoins de l’habitat des voyageurs, la caravane.
Nous avons également accompagné l’exposition d’une enquête de terrain. Sauf que cette fois-ci, ce sont nos experts qui étaient les enquêteurs. Une grande première ! Nous avons eu ainsi accès à des données inédites. L’enquête « Métiers et savoir-faire romani en Europe et Méditerranée » nous a permis de faire entrer en collection des objets, photographies, vidéos, entretiens et archives de 12 terrains européens : France, Espagne, Roumanie, Royaume-Uni, Turquie. Sur des sujets aussi divers que la rumba gitana ou la cueillette de jasmin pour la parfumerie à Grasse. Vous pourrez voir quelques-uns des objets collectés et des personnes rencontrées sur ces terrains à la fin de l’exposition « Barvalo ».