Ghada Amer
Mucem, fort Saint-Jean—
Bâtiment Georges Henri Rivière
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From venerdì 2 dicembre 2022 to domenica 16 aprile 2023
La première rétrospective en France de l’artiste franco-américano-égyptienne Ghada Amer, voix majeure des enjeux post-coloniaux et féministes de la création contemporaine.
L’exposition « Ghada Amer » est la première rétrospective de l’artiste en France.
Déployée dans trois lieux (Mucem, Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur et la chapelle du Centre de la Vieille Charité), elle réunit les différents modes d’expression plastique de l’artiste franco-américano-égyptienne, depuis ses débuts jusqu’à ses créations les plus récentes.
La broderie, la peinture, la céramique, le bronze et la création de jardins sont au cœur de son art. Entre Orient et Occident, Ghada Amer interroge d’une culture à l’autre les représentations, les rapports de domination, les processus d’assimilation, d’opposition ou de traduction. Elle est aujourd’hui une voix majeure des enjeux post-coloniaux et féministes de la création contemporaine.
Née au Caire en 1963, Ghada Amer s’installe à Nice avec ses parents en 1974. Elle s’y formera à la Villa Arson avant de rejoindre l’Institut des hautes études en arts plastiques à Paris. Révoltée par la difficulté de s’affirmer comme peintre dans les années 1980 – et a fortiori comme femme peintre –, Ghada Amer élabore une œuvre de toiles et d’installations brodées ainsi que de sculptures et de jardins, à travers lesquels la peinture s’affirme progressivement.
En 1999, elle est invitée par Harald Szeemann à exposer à la Biennale de Venise, où elle reçoit le prix UNESCO pour la promotion des arts. Depuis 1996, elle vit et travaille à New York.
—Commissaires :
Hélia Paukner, conservatrice responsable du pôle Art contemporain, Mucem
Philippe Dagen, historien de l’art des XXe et XXIe siècles, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique pour le quotidien Le Monde et commissaire indépendant
L’exposition Ghada Amer a été conçue et organisée par le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée en partenariat avec le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur et la Ville de Marseille / Musées de Marseille / Centre de la Vieille Charité.
- Au Mucem - Fort Saint-Jean, bâtiment Georges Henri Rivière et jardin des migrations :
Du 2 décembre au 16 avril 2023 (320 m²)
« Ghada Amer, Orient – الشرق – الغرب – Occident » -
Au Mucem, le parcours transculturel et international de l’artiste est mis en lumière : ce qu'on appelle l’Orient, sa perception par l’Occident, la traductibilité d’une culture dans une autre, la religion et la condition féminine constituent autant de thèmes dont Ghada Amer livre une vision personnelle, engagée et nuancée, s’affirmant comme une des grandes voix des débats actuels sur les enjeux post-coloniaux de la création.
En regard, la première sculpture-jardin de Ghada Amer en langue arabe, A Woman's Voice Is Revolution [La voix de la femme est révolution] est présentée sur l’aire de battage dans les jardins du fort (depuis le 17 septembre 2022 jusqu’au 16 avril 2023). - Au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur :
Du 2 décembre 2022 jusqu’au 26 février 2023 (plateau du 1er étage – 280 m²)
« Ghada Amer, Witches and Bitches » -
Pour Ghada Amer, la question de la femme transcende celle de l’appartenance culturelle ou religieuse. Résolument féministe, elle s’est emparée en peintre du médium traditionnellement féminin de la broderie. Entre hommage et revendication, ses toiles entrent en dialogue avec les « maîtres » d’une histoire de l’art trop longtemps dominée par les hommes. Elles se développent sous le signe d’une puissance créatrice jubilatoire et d’un intérêt nouveau pour le portrait.
- À la chapelle du Centre de la Vieille Charité :
Du 2 décembre 2022 au 16 avril 2023
« Ghada Amer, Sculpteure » -
Par de passionnants transferts d’une technique à l’autre, les expérimentations picturales de Ghada Amer investissent le champ de la sculpture à travers installations et sculptures paysagères, mais aussi à travers des œuvres en céramique et en bronze récemment poussées dans le sens de la monumentalité.
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Entretien avec Ghada Amer
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Mucem Comment abordez-vous cette première rétrospective française ?
Ghada Amer J’ai envie de dire : « Enfin ! » Je ne l’attendais plus. Je n’y croyais plus. Je suis très heureuse de cette grande exposition organisée à Marseille… Par rapport à d’autres expositions que j’ai pu faire par le passé, j’ai ici vraiment les moyens de m’exprimer. Cette rétrospective à Marseille sera certainement beaucoup plus imposante que ma première (« Love has no End » ou « L’amour n’a aucune fin »), qui avait eu lieu en 2008 au Brooklyn Museum de New York, par exemple.
M. Cela vous intimide ?
G.A. Non ! Je suis une courageuse. J’aime les défis. Je ne suis pas intimidée. Au contraire, ça me donne des ailes, et j’ai très hâte de voir le résultat.
M. Vous avez des attaches avec la ville de Marseille ?
G.A. Pas vraiment. J’ai grandi à Nice… Nice et Marseille, ce sont deux mondes différents ! Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre en venant ici… Mais je suis très heureuse d’être à Marseille, en fait. Et faire cette exposition sur trois lieux différents me permet chaque jour de me familiariser davantage avec cette belle ville.
M. Quelles sont vos premières impressions ?
G.A. Marseille, c’est un peu la copie d’Alger ! La lumière d’abord… Et la population. Pour le dire très simplement, il y a beaucoup d’Arabes ici ! On se croirait vraiment dans une ville arabe. D’ailleurs le quartier du Panier m’a rappelé la casbah par exemple.
M. Vos œuvres peuvent trouver une résonance particulière dans cette ville ?
G.A. J’en suis convaincue. C’est pour cette raison que nous allons présenter une sculpture-jardin en langue arabe. C’est d’ailleurs la première fois que j’utilise la langue arabe dans mes jardins. L’œuvre que je présente à Marseille avait initialement été conçue pour un autre projet qui devait avoir lieu en Arabie saoudite. Mais elle avait été refusée là-bas, car jugée trop politique. En la présentant à Marseille, je sais que le Maghreb et le monde arabe viendront la voir, donc j’atteins finalement mon but.
M.
Cette œuvre dit : « La voix de la femme est révolution »… G.A. Et elle s’adresse à toutes celles et ceux qui sauront la lire. C’est en modifiant une seule lettre que j’ai détourné (et d’autres avant moi) l’aphorisme traditionnel « La voix de la femme est source de honte » en « La voix de la femme est révolution ». « La voix de la femme est source de honte » est une phrase tellement récurrente, tellement ancrée dans la pensée et la culture arabo-musulmanes que beaucoup de gens ne s’apercevront peut-être même pas du changement au premier coup d’œil ! Avec cette œuvre, j’ai donc voulu inviter les gens à une prise de conscience, à réfléchir à ces idées ancrées en nous, presque malgré nous.
M. La question du droit des femmes vous anime autant aujourd’hui qu’à vos débuts, il y a 30 ans ?
G.A. Oui, toujours. Je crois qu’il y a encore du chemin et du travail à faire…
M.
Aujourd’hui, on imaginerait difficilement qu’une école d’art française vous refuse l’accès à un cours de peinture sous prétexte que vous êtes une femme… G.A. À l’époque, à la villa Arson, les garçons avaient le privilège de pouvoir accéder à certains lieux ou à certains outils ; ils pouvaient par exemple partir seuls couper un morceau de bois et revenir… Nous, les femmes, on devait être accompagnées. Ou quelqu’un devait le faire pour nous… Oui, je parle bien de la France ! [rires]
D’ailleurs, durant mes études, en 1987, j’ai passé deux semestres à la School of the Museum of Fine Arts de Boston, et là, j’avais très peur d’utiliser certains outillages qui en France étaient le privilège des garçons. Je répétais : « Je ne sais pas faire. » Alors on m’a dit que ce n’était simplement pas acceptable qu’une élève qui avait fait une école d’art ne sache pas utiliser divers outils et on m’a poussée à apprendre ! On m’a appris à pratiquer la soudure, à travailler le métal et le bois, etc. Et c’est aussi de cette manière que j’ai compris que les femmes avaient le droit de faire tout ce qu’elles voulaient.Ce voyage à Boston m’a ouvert les yeux. À la villa Arson, on nous disait que les femmes étaient déjà libérées, que le mouvement féministe avait déjà atteint ses buts ; alors que là-bas, j’ai découvert que le mouvement féministe en était à sa deuxième ou troisième génération, et qu’il était encore très fort et revendicatif ! Cette découverte, j’ai souhaité la ramener avec moi, en France. Après mes deux semestres à Boston, j’ai en effet voulu revenir à la villa Arson, car c’est une bonne école ! Elle ne m’avait simplement pas donné les outils pour peindre ou sculpter, mais elle m’avait donné les outils pour penser. Et pour me battre. Et c’est fondamental, ça !
M. Votre pratique s’est pourtant forgée en réaction à la discrimination sexiste que vous avez vécue là-bas…
G.A. Oui, et c’est paradoxal, en effet… Mais cette réaction, j’ai pu la construire dans un mode artistique « à la française » justement.
M. À l’étranger, on vous considère comme une artiste française ?
G.A. Non. C’est moi qui le précise à chaque fois. J’ai obtenu la nationalité française très tard, il y a à peine un an. J’étais d’ailleurs assez enragée, durant mes études, car en plus de ne pas avoir accès aux cours de peinture, je n’avais pas non plus accès à la nationalité ! À cette époque, je voulais être française et seulement française. Je ne voulais pas du tout qu’on me dise que j’étais arabe, même si c’était inscrit sur mon visage. Mais j’ai bien été obligée d’accepter ma différence…
En même temps, mon travail artistique s’intéresse à la femme ; non pas à la femme française ou à la femme arabe, mais à toutes les femmes, car il s’agit d’une cause universelle. La question de l’égalité des droits se pose partout. Et celle-ci ne se limite pas à la question du voile.M.
Votre parcours artistique s’apparente à une quête identitaire ? G.A. « Quête », je ne sais pas si le mot est juste. Car aujourd’hui, j’ai accepté mon identité multiculturelle. Ce qui me caractérise, c’est que je cherche à interroger une culture face à l’autre. En effet, chaque culture pense qu’elle a raison. Et c’est en prenant du recul, en parvenant à « s’extraire » de cette culture, que l’on réussit à la regarder, à l’interroger, à la critiquer.
La culture asiatique, je ne peux la juger, car je ne la connais pas. Mais je peux très bien regarder la culture arabe, la culture française et la culture américaine parce que je les ai vécues. Je me sens libre de les comparer. Et de prélever, au sein de chacune de ces cultures, ce qui me plaît.
M. Depuis peu, il semble que vous ayez noué un rapport plus étroit avec la culture et la langue arabes…
G.A. Quand j’étais en France, toutes mes œuvres étaient en français. Et puis quand je me suis installée aux États-Unis, j’ai fait des œuvres en anglais. Ensuite est venu le printemps arabe… C’est à ce moment-là que je me suis aperçue que les gens dans le monde arabe étaient beaucoup plus engagés politiquement que je ne le pensais. Dans les manifestations, j’ai vu des slogans merveilleux et j’ai commencé à tout noter. C’est comme cela que dès 2011, j’ai fait mes premières toiles en arabe. J’ai compris qu’avec cette langue, je pouvais m’adresser à un public qui pourrait me lire et me répondre.
M. La sculpture-jardin présentée au fort Saint-Jean, A Woman's Voice is revolution, avait été conçue pour l’Arabie saoudite au départ…
Oui, mais elle a été refusée là-bas.
M.
Elle a été censurée ? G.A.
Disons qu’ils n’en ont pas voulu.
M.
C’était une provocation de votre part ?
G.A.
Je n’ai pas proposé cette sculpture à l’Arabie saoudite par provocation. Mais à ce moment-là, c’était l’idée et le projet artistique qui me hantaient… Cette sculpture devait être installée dans un désert ; je voulais la remplir de roches volcaniques. Cela allait être très beau… Mais ils ont eu peur, je crois… Vous savez, la situation en Arabie saoudite est en train de changer socialement et politiquement ; il se passe des choses étonnantes là-bas… Mais je pense qu’ils ont peur de mots comme « révolution ».
J’ai vécu à peu près la même chose au Qatar : là-bas, ils ne voulaient pas que j’expose mes peintures avec des femmes nues… C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai commencé à faire de la sculpture non brodée : à travers ce nouveau langage, j’ai pu continuer à parler de mes sujets de prédilection, mais de façon beaucoup plus subtile et plus « soft ». J’ai joué le jeu et j’en suis très contente. Car depuis, je suis tombée amoureuse de la sculpture et de la céramique.M. Au point d’arrêter la broderie ?
G.A. Oh non ! J’ai passé 30 ans de ma vie à essayer de peindre sans la peinture, à tenter de créer un langage féminin par la broderie… J’ai fabriqué mon propre alphabet… Et c’est seulement maintenant que je commence à écrire.
Propos recueillis par Sandro Piscopo-Reguieg (août 2022)
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Entretien avec Hélia Paukner et Philippe Dagen, commissaires de l’exposition
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Mucem La première rétrospective française consacrée à Ghada Amer se déroulera donc à Marseille. Comment est né ce projet ?
Hélia Paukner Ghada Amer est une artiste reconnue. Elle a un parcours international et son œuvre a déjà fait l’objet de rétrospectives à Rome, à New York, mais jamais en France. Alors même qu’elle a été formée dans ce pays, qu’elle y a vécu, qu’elle est parfaitement francophone, qu’elle a obtenu en 2021 la nationalité française et qu’elle est très attachée à la France. Il y avait donc une vraie lacune historiographique à combler. Sur proposition de Philippe Dagen, le Mucem a souhaité y remédier. Le parcours méditerranéen et international de Ghada Amer répond parfaitement au projet scientifique et culturel du musée, tout comme son engagement social.
Philippe Dagen Cette proposition était elle-même née de conversations dans l’atelier de l’artiste au cours de plusieurs visites où je mesurais de mieux en mieux l’intensité des œuvres qui s’y accumulaient ; et, je crois pouvoir le dire, d’une entente amicale qui n’a cessé de se renforcer. De retour de New York, j’en ai parlé avec le président du Mucem, Jean-François Chougnet, dont j’ai vite compris qu’il partageait mon admiration pour Ghada Amer.
M. Cette rétrospective est présentée en trois parties, au sein de trois lieux différents (Mucem, FRAC et Centre de la Vieille Charité) : comment s’organise le parcours ?
H.P. Les trois parties sont indépendantes et aucun ordre de visite n’est prescrit. En revanche, elles sont tout à fait complémentaires et abordent des thématiques différentes : le dialogue interculturel dans « Ghada Amer, Orient Occident » au Mucem, et l’engagement féministe dans « Ghada Amer, Witches & Bitches » au FRAC – quand la Vieille Charité se concentre plus particulièrement sur les développements les plus récents de sa pratique de la sculpture sous le titre « Ghada Amer, sculpteure ».
Enfin, pour compléter ce parcours, il faut citer les jardins du fort Saint-Jean où une sculpture-jardin a été installée pour toute la durée de l’exposition.
D’un point de vue plus anecdotique, la vie de Ghada Amer est une histoire de parcours. Elle est née en Égypte, a été formée en France, vit aux États-Unis. On retrouve en quelque sorte ces trois étapes dans le parcours d’exposition. On a d’ailleurs de l’arabe dans le titre de la partie Mucem, de l’anglais dans le titre de la partie FRAC et du français dans celui de la partie Vieille Charité.Ph.D. À quoi j’ajouterais seulement que la participation de plusieurs institutions est en elle-même un signe du retentissement de l’œuvre.
M. Au Mucem, il sera question des multiples cultures de l’artiste entre Orient et Occident…
H.P. Oui, c’est la première fois qu’une exposition questionne la façon dont la culture d’origine et les cultures d’élection de l’artiste se métissent ou s’entrechoquent dans son travail. Il ne s’agit pas d’y développer des points de vue spéculatifs sur l’islam, les prescriptions religieuses, le racisme ou la politique américaine au Moyen-Orient, mais plutôt de montrer les multiples réactions artistiques de Ghada Amer confrontée à ces problématiques à différents moments de sa vie.
C’est donc la partie la plus personnellement chargée de la rétrospective, et nous avons tenu à inclure les propos de l’artiste dans les cartels des œuvres présentées.
On en retient une critique virulente des préjugés et des invitations renouvelées à mieux connaître les cultures du Proche et du Moyen-Orient – à travers les installations Private Rooms ou Encylopedia of Pleasure, par exemple, par lesquelles Ghada Amer étudie certains textes arabes fondateurs.M. Il y est aussi question de la femme, entre Orient et Occident…
H.P. Oui, le point de départ de Ghada Amer est celle de sa propre quête identitaire : « Qui suis-je, moi, femme moderne entre l’Égypte, l’Europe et les États-Unis ? » Ses réponses sont l’expression d’une profonde aversion pour toutes sortes de prescriptions comme celles qui s’expriment à travers les normes vestimentaires, trop souvent réduites à la question du voile ; pour Ghada Amer, l’essentiel du message c’est : « Mon corps, mon choix », dans le sens d’une liberté de se voiler ou non. Et de se dévoiler ou non. Pour elle, cette liberté-là, c’est aussi la liberté de peindre un nu. Au Mucem, on verra par exemple une réinterprétation du Bain turc d’Ingres, où le nu tient naturellement une place de choix : il s’agit d’un acte militant sur la question de la représentation du corps de la femme, mais aussi d’une réappropriation postcoloniale de l’imagerie stéréotypée de l’orientalisme.
L’autre cheval de bataille de Ghada Amer, ce sont les stéréotypes et les amalgames, l’ignorance de l’autre. Sur les photos de la série I ♥ Paris, on voit Ghada Amer, sa collaboratrice Ladan S. Naderi et une de leurs amies poser en voile intégral dans différents lieux touristiques à Paris, en 1990. Il s’agit de revendiquer la présence d’artistes moyen-orientaux sur la scène parisienne de l’art contemporain, mais aussi et surtout de dénoncer les stéréotypes que l’Occident associe aux femmes musulmanes : non, une femme musulmane n’est pas forcément voilée ; non, une femme voilée n’est pas forcément soumise, non, elle n’est pas non plus synonyme de menace. Dans l’exposition, nous avons donc rapproché ces images avec d’autres stéréotypes, qui sont ceux de la femme orientale fantasmée dans les cartes postales d’époque coloniale.M.
La partie présentée au FRAC s’appelle « Ghada Amer, Witches & Bitches », que l’on peut traduire par « sorcières et salopes » : deux motifs récurrents dans ses œuvres… H.P. Ce sont des figures qui servent à dénigrer les femmes, mais que des féministes ont récupérées comme symboles de lutte. Ghada Amer a commencé à s’interroger sur le corps féminin à travers les patrons de couture et la question des normes vestimentaires. Puis en 1991-1992, pour critiquer le regard objectivant que peuvent porter les hommes sur le corps de la femme, elle a puisé des images dans des magazines pornographiques pour les broder sur ses toiles. C’est le fondement de son travail. Au-delà d’une critique de la pornographie, on aboutit à un manifeste d’un droit des femmes au plaisir et à l’épanouissement ; l’épanouissement érotique étant aussi un symbole de l’épanouissement général : quand Ghada Amer dessine, brode, peint ou sculpte des femmes en train de s’embrasser et de faire l’amour, c’est aussi son plaisir de peintre qui s’exprime. Sa liberté. La liberté de dessiner le corps de la femme.
Ph.D. Ce point est essentiel. Dénoncer le commerce du corps féminin tel que le pratiquent les industries du divertissement et la publicité est évidemment le point de départ. Mais Ghada Amer s’avance bien plus loin : les femmes qu’elle fait surgir sont, si l’on peut dire, les héroïnes de leur liberté et de leur jouissance, comme elle l’est elle-même en les dessinant et en les peignant : elle, femme artiste, peint des nus féminins après tant de siècles de nus féminins peints par des peintres de sexe masculin.
H.P. La partie présentée au FRAC aborde aussi la question de la place des femmes dans l’histoire de l’art. Lorsqu’elle faisait ses études, à la fin des années 1980, on a refusé à Ghada Amer l’accès au cours de peinture parce que les femmes peintres avaient alors de très faibles chances de faire carrière. Elle s’est donc mise à la broderie. Non pas pour célébrer l’art de la broderie, mais pour faire de la peinture. Pour conquérir petit à petit le médium de la peinture. C’est pour cela qu’elle travaille beaucoup sur les fils apparents et sur les couleurs, comme « un » peintre avec ses pinceaux.
À travers ses toiles, elle prend position par rapport aux maîtres masculins de la peinture du XXe siècle. Il y a beaucoup d’œuvres dans lesquelles elle fait directement référence à des peintres qu’elle admire (Josef Albers, Sol LeWitt ou encore Claude Monet), et elle prend place à leurs côtés. C’est ainsi qu’elle conteste la suprématie masculine dans l’histoire de l’art.Ph.D.
Dans le passé et dans le présent de l’art, car il faut réaffirmer que les œuvres des femmes artistes ont, dans le marché de l’art, des valeurs financières nettement moins élevées que celles qu’obtiennent leurs confrères de l’autre sexe. Inutile de se demander pourquoi. Je pourrais citer tel galeriste parisien fort connu qui disait fièrement il y a vingt ans qu’il n’exposerait jamais de femmes artistes… Il a du reste changé d’avis depuis. Je pourrais aussi citer bien des artistes français qui n’étaient pas moins méprisants, tout en se disant d’avant-garde et révolutionnaires.
M. Ghada Amer s’est plus récemment intéressée au médium de la sculpture, qui sera au cœur de la troisième partie de l’exposition, présentée dans la chapelle du Centre de la Vieille Charité…
H.P. La tridimensionnalité intéresse Ghada Amer, qui dès les années 1990 crée des installations et des sculptures-jardins. Mais ce n’est que plus tard, dans les années 2010, qu’elle s’empare du bronze et de la céramique. Ce sont les développements récents de cette production que l’on peut voir dans la chapelle de la Vieille Charité.
Les œuvres en céramique sont abstraites et colorées. Elles ont un caractère très pictural : on y voit des gestes, presque des coups de pinceau, un pur plaisir de la matière et de la couleur, qui rappelle l’expressionisme abstrait.
Les trois bronzes de grand format, tous trois inédits, sont des sculptures figuratives : Ghada Amer a transposé en sculpture les motifs de pin-up dont elle a l’habitude. Mais c’est un rapport totalement renouvelé à l’espace, au volume et à la monumentalité qui s’amorce ici. L’écrin baroque de la chapelle de la Vieille Charité permet de mettre merveilleusement en lumière cette évolution.Ph.D. Les céramiques abstraites de Ghada Amer sont pour moi des concrétions de jouissance chromatique et corporelle. Ce sont autant des danses que des sculptures.
Propos recueillis par Sandro Piscopo-Reguieg (août 2022)