La Fabrique des illusions
Collection Fouad Debbas et commentaires contemporains
Mucem, fort Saint-Jean—
Bâtiment Georges Henri Rivière (GHR)
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Du vendredi 19 juillet 2019 au dimanche 29 septembre 2019
« La Fabrique des illusions » confronte les photographies « orientalistes » de la collection Fouad Debbas à des œuvres de dix artistes contemporains internationaux.
La photographie et son histoire n’ont jamais été interrogées que d’un point de vue dénaturé par la peinture ou, plus largement, par les arts graphiques.
« La Fabrique des illusions » propose de penser autrement les origines de ce médium, notamment dans ses relations avec le théâtre et les arts de la scène.
La photographie « orientaliste » peut être le lieu particulier de cette nécessaire remise à plat ; cette dernière ayant toujours fonctionné sur le mode de la simulation.
Au XIXe siècle, photographie et théâtre installent de nouveaux modes de représentation. C’est l’époque où s’invente le « spectacle oculaire », un complexe scénographique à effets spéciaux, conglomérat d’images nouvelles.
La mise en perspective du photographique dans l’ensemble des spectacles visuels au XIXe siècle, le théâtre en particulier, relève de codes communs et de références comprises par tous. Ce que l’on recherche avant tout c’est l’illusion de la vie, incarnée au mieux par la scène et ses effets. La photographie est un espace théâtral.
« La Fabrique des illusions » confronte les photographies « orientalistes » de la collection Fouad Debbas à des œuvres de dix artistes contemporains internationaux : Mac Adams, Nadim Asfar, Vartan Avakian, Elina Brotherus, Daniele Genadry, Randa Mirza, Louis Quail, Angélique Stehli, Wiktoria Wojciechowska, et Ali Zanjani.
L’exposition présente un ensemble de près de 300 pièces.
Depuis les années 1970, la photographie contemporaine offre une alternative à l’illusion. Elle sait en jouer pour mieux en démonter ses ruses. L’enjeu de cette exposition réside ainsi dans la confrontation entre beauté trompeuse et mentir-vrai.
De fait, « La Fabrique des illusions » esquisse le tableau d’une autre histoire de la photographie, contradictoire et, somme toute, illégitime.
—Commissariat : François Cheval, commissaire d’expositions, co-fondateur et co-directeur du Lianzhou Museum for Photography en Chine, co-fondateur de la structure « The Red Eye » en charge de la direction artistique du festival « Circulation(s)».
Yasmine Chemali, responsable des collections d’art moderne et contemporain du Musée Sursock de Beyrouth, en charge de la collection Fouad Debbas.
—Scénographie : Jacques Aboukhaled
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Entretien avec Yasmine Chemali et François Cheval, commissaires de l’exposition
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Mucem (M.)
Cette exposition propose une nouvelle façon d’aborder l’histoire de la photographie, notamment par la mise en évidence de ses liens avec le théâtre au XIXe siècle…
Yasmine Chemali et François Cheval (Y.C and F.C.)
C’est une erreur de considérer l’histoire de la photographie comme définitivement écrite. Pour plusieurs raisons. En premier lieu, l’invention datant des années 1816-1822, nous sommes encore loin de mesurer les effets d’un médium aussi complexe qui n’a que deux siècles et qui s’est imposé universellement.
Deuxièmement, pour des raisons que l’on ne peut expliquer ici, l’histoire officielle fut écrite par des institutions et des marchands, essentiellement, anglo-saxons. Tous partageaient l’idée d’une photographie « fille légitime » de la peinture. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une opération de révision de la nature du médium ; transformer un multiple en bien rare, unique.
En mettant en lien photographie et théâtre, nous proposons une autre entrée pour comprendre, non pas simplement l’histoire de la photographie, mais la mise en place de la « société du spectacle ». Un monde vu comme un espace scénique perspectif, un lieu de représentation de l’absent, une croyance en la totalité…
M.
Pourquoi avoir choisi de confronter les photographies orientalistes de la collection Fouad Debbas à des œuvres contemporaines ?
Y.C et F.C.
Le fonds Fouad Debbas peut à lui seul fournir les éléments d’une réflexion sur l’objet photographique. Cependant, nous avons voulu grâce aux propositions contemporaines démontrer que le questionnement sur le médium est plus que jamais d’actualité. Une des qualités de la photographie contemporaine est justement d’interroger le support et d’en déterminer les limites, de le positionner dans l’univers déterminant des représentations modernes.
Les artistes contemporains explicitent mieux que les légendes la démonstration des « commissaires ».M.
Quelles sont les pièces de la collection Fouad Debbas qui ont particulièrement retenu votre attention, et de quelle façon avez-vous choisi leur « binôme » contemporain ?
Y.C et F.C.
Aucune pièce n’a été sélectionnée pour son caractère « remarquable ». Un des propos de l’ex-
position est de remettre en cause les notions d’« icône » et de « vintage ».
La photographie du XIXe siècle, par son esthétique, le choix de ses sujets, etc., a pu asseoir sa réputation sur des critères de « beauté » qui l’autorisent à masquer ses significations réelles, idéologiques. Le fonds Fouad Debbas s’analyse en termes de séries significatives. Les « beaux » ensembles d’auteurs sont traités à l’identique des « chromos » considérés comme vulgaires par l’histoire de la photographie.
Ce qu’il est important de comprendre à travers les 30 000 images collectées par Fouad Debbas, c’est l’idée de sérialité. La captation répétible – offerte par l’image mécanique – va de pair avec la reproductibilité du médium – la logique du tirage. C’est une logique commerciale. En lien direct avec les catalogues des vues proposées par la Maison Bonfils par exemple, le client collecte alors une série d’images, un réel, qu’il croit s’approprier. Les tirages albuminés, leurs agrandissements, puis leurs dérivés sous forme de cartes postales ou de vues stéréoscopiques, sont autant de pratiques qui rapprochent la photographie du XIXe siècle aux contemporains. Pour nous, il n’y a pas de binômes, seulement des confrontations, des sujets de discussions entre, par exemple, une Elina Brotherus et la figure du cabotin qu’est Adrien Bonfils.
Parcours de l'exposition
L’aurore
La lumière révèle (à travers l’héliographie pour l’image, l’éclairage au gaz et l’électricité), elle se veut justification. Elle illumine le monde de vérité. Si les dispositifs utilisés ont pour fonction d’attester, ils ont aussi le pouvoir d’occulter.
Trop de lumière nuit au subtil. Et si, parfois, le contraste surgit, si les ténèbres se manifestent, cela se fait sous le signe de la menace, celle de la rue interlope, cosmopolite.
Le sombre remontant à la surface de la scène, le spectateur est envahi de sentiments d’effroi ou de méfiance. La lumière, que ce soit dans la photographie « orientale » ou dans le théâtre français du XIXe siècle, déréalise la scène : soit pour y renforcer la sensation de l’énigme et n’y laisser entrevoir que de lointains et inquiétants contours, des ombres ; soit pour la déshistoriser
Des figurants étrangers à leur propre monde
Ces corps qui se trouvent convoqués sur ces multiples scènes faites pour l’Occident subissent l’espace inventé par une histoire qui les dépasse.
En représentation, ils sont des acteurs qui vont jouer des partitions en simples figurants, étrangers à leur propre monde.
Ils mettent à disposition une présence qui n’est qu’une fausse intériorité du sujet. Qu’ils soient imposés ou concédés, les sujets de la photographie se glissent dans les plis du personnage, le corps spéculaire devenant « type », social ou ethnique.
Ce dernier met entre parenthèses toute activité autonome. Il se noue ainsi dans la spectacularisation du monde au XIXe siècle une relation ténue entre inconscient, rôle et acteur. On sait que le théâtre à ce moment historique fait bien souvent du jeu de l’acteur un exercice de cabotinage.
Ici, on surjoue, quand la photographie élimine les traces sensorielles des sujets. À l’implication feinte correspond l’absence de sentiments. Car seule compte, in fine, la commémoration par le texte.
Ce que le théâtre et la photographie célèbrent, c’est la parole venue d’ailleurs. La légende accrédite et le livret atteste. La scène est le lieu où l’on peut, où l’on doit, constater l’évidence de l’irreprésentable.
La culture coloniale est paradoxalement une mise en contact avec l’Idée.
L’œil du prince
La photographie est un espace théâtral. Il impose la présence de l’absent. Nous voilà face à l’autre, oublié et éloigné. La vocation de la photographie est d’exhumer, après de longs siècles, les morts pour les mettre face aux vivants.
La perspective, invention occidentale, impose l’image du pouvoir grâce à sa puissance illusionniste, comme unique effet de réel. La vision de la scène s’organise à partir du point idéal des lignes de fuite, dénommé « l’œil du prince », posant ainsi une position sociale du regard.
Désormais le spectaculaire se crée au sein d’un espace clos et restreint. La finitude devient le lieu privilégié du drame universel.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les sociétés occidentales repoussent les limites du visible. Elles sont à même, grâce au progrès technique, de définir de nouvelles frontières, conséquence des possibilités offertes par les progrès de l’optique et de l’éclairage. Surenchère d’effets sur la scène théâtrale, surenchère d’images photographiques, le besoin irrépressible de voir et de faire voir s’impose aux autres formes de description du monde.
Le spectacle oculaire qui se met en place renforce l’illusion d’un monde bipolaire, d’un côté la lumière, de l’autre, les ténèbres
Désormais dans ce monde, seul l’effet compte
La fonction du spectacle visuel suppose des codes communs, des références comprises par tous. D’évidence, le calotype des premiers temps, réservé à l’élite intellectuelle et marchande, ne peut se comparer à la carte postale tardive et plus populaire.
Tout est de trop pour les dépositaires du « bon goût ». Le sens du réel se perd dans l’hyperbole d’une colorisation extrême considérée comme vulgaire. Le mélodrame, le vaudeville et l’opérette prospèrent dans une époque (la fin du XIXe siècle) qui n’aime rien tant que le « grand spectacle » avec ses scénographies à effets spéciaux.
Dans le même temps, des images nouvelles apparaissent et trouvent un public avide de sensations oculaires. La vue stéréoscopique, ce petit théâtre domestique, est indéniablement l’une des premières formes commerciales à succès.
Quant aux panoramas, ils proposent au regard des villes et des paysages que la littérature a popularisés dans un déferlement d’effets originaux. Le spectateur et l’utilisateur ne savent comment cela procède et n’en ont cure : seul l’effet compte.
Du deus ex machina théâtral à la révélation photographique, le spectateur occidental et urbain admet sa soumission au spectacle. Pour lui, le réel ne s’entrevoit que sous une forme d’étrangeté, une fantasmagorie, un exotisme à portée de vue.
Les lois aristotéliciennes d’unité de temps et de lieu se retirent au profit d’un temps chimérique, pure construction intellectuelle et conséquence de jeux décoratifs. Les scènes se succèdent comme des suites de phénomènes visuels sous la forme de fondus enchaînés ou de compensations optiques. La maîtrise de la lumière autorise l’hypertrophie des sentiments.
La photographie orientale, un trompe-l’œil
La photographie « orientale », la photographie des ateliers en particulier, sous le couvert de l’érudition archéologique, organise méthodiquement par son système de représentation la fragmentation d’une vague contrée qui serait dépossédée de son histoire par l’islam.
Le projet colonial s’appuie sur une approche en trompe-l’œil du monde, sur un rapport biaisé au réel. Il élabore un commentaire « poético-biblique » aussi efficace qu’historiquement incohérent. L’image de la modernité impériale (constructions de voies ferrées, commerce en plein essor, etc.) est un ensemble de productions frelatées dont la permanence est assurée, des premiers daguerréotypes aux cartes postales, de l’expédition d’Égypte aux accords Sykes-Picot.
Ce qui donne sa cohérence à cette production hétérogène, ce n’est ni la soif de connais- sance ni la volonté de classification scientifique ; c’est la satisfaction d’un sentiment de supériorité européenne, ce consensus porté par l’ensemble de la société coloniale. Ce processus a besoin d’irréalité et en particulier de lieux mythiques. En dehors de toute chronologie ou même de simple logique, mélange de personnages ordinaires ou de héros célébrés, le propos relève de la réécriture historique.
Le vestige, une ruine, un objet, n’est pas un document d’analyse. Doté d’une valeur symbolique, il réfute sa fonction instru- mentale pour accéder au statut de monument. Le passé, figure romantique, met le vivant face aux cadavres ou aux fantômes.
Partenaires et mécènes
Programmation associée aux Rencontres d’Arles dans le cadre du Grand Arles Express.
Une exposition du Musée Sursock, Beyrouth
Avec le soutien de la Fondation Alexis et Anne-Marie Habib